Quelles sont les politiques en matière de nucléaire civil à travers le monde ? Les Shifters (association qui soutient The Shift Project) proposent une série d’articles faisant un état des lieux de la situation et des perspectives de la production d’électricité nucléaire, pays par pays et dans cinq zones géographiques : une cartographie politique du nucléaire civil dans le monde. Le présent article propose un état des lieux en Afrique et en Océanie.
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Sauf pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la densité de population n’est pas suffisamment élevée pour que la production d’électricité nucléaire soit pertinente dans les îles du Pacifique. Mais l’Australie et la Nouvelle-Zélande, comme la plupart des pays d’Afrique mais pour des raisons différentes, sont elles-mêmes très peu nucléarisées.
Le continent africain est peu électrifié : cinq fois moins que la moyenne mondiale. 600 millions d’Africains (en Afrique subsaharienne) n’avaient pas d’accès à l’électricité en 2016 et les projections de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) ne prévoient pas d’amélioration notable d’ici à 2030[i]. Tirée par le développement économique et démographique des pays du continent africain, la demande d’électricité est en forte croissance.[ii] En 2015, 77% de l’électricité était produite à partir de sources fossiles (charbon, gaz, fioul), 21% à partir de sources renouvelables (hydraulique et géothermie d’abord)[iii].
Le changement climatique peut avoir de fortes conséquences à certains endroits en Afrique, mais les émissions de CO2 par habitant y sont encore aujourd’hui relativement faibles, en dehors de quelques pays, comme l’Afrique du Sud. Il est projeté que la croissance économique et démographique du continent entraîne une croissance considérable de la demande d’électricité et des émissions de CO2 d’ici le milieu du siècle.
Les quelques plans d’évolution des mix de production électrique vers des énergies moins carbonées comptent, outre le nucléaire, sur l’hydraulique (centrales de grandes puissances, raccordées aux réseaux) et sur les panneaux photovoltaïques associés à des batteries (pour les zones, encore très nombreuses, non interconnectées aux réseaux électriques).
En Afrique, une dizaine de pays souhaitent démarrer un programme d’électricité nucléaire
Aujourd’hui de nombreux gouvernements africains souhaitent développer de nouveaux moyens de production d’électricité. Parmi ces gouvernements, une dizaine envisage d’utiliser l’énergie nucléaire. Mais de nombreux obstacles limitent la portée de ces ambitions : techniques, financiers et humains. En effet, la question de l’organisation humaine liée au nucléaire civil est cruciale pour les nouveaux entrants. L’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA), propose un accompagnement par étapes pour les pays candidats[iv]. Elle réalise des audits (missions d’examen intégré de l’infrastructure nucléaire : INIR) au cours desquels la politique, la stratégie nationale, les modes de gestion et d’organisation, le cadre juridique ou la qualification du personnel sont examinés par des experts internationaux. Presque tous les pays africains sont membres de l’AIEA. Mais leur utilisation du nucléaire se limite en général à des aspects médicaux. Quelques pays disposent de réacteurs de recherche de petite puissance (Algérie, Égypte, Libye, Maroc, Nigeria, Ghana, Congo).
Les pays qui souhaitent développer des moyens de production d’électricité d’origine nucléaire sont actuellement[v] le Nigeria, l’Égypte, le Ghana, le Niger, l’Ouganda, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Soudan, l’Éthiopie, le Rwanda, la Namibie et le Kenya. Pour mémoire, le Soudan est inscrit sur la liste noire européenne de l’aviation civile[vi]. Ce pays est donc considéré comme peu capable de posséder des autorités aéronautiques de contrôle à la hauteur. On peut donc émettre des réserves sur sa capacité à instaurer une autorité de sûreté nucléaire compétente et suffisamment indépendante pour ne pas être soumise au bon vouloir des dirigeants politiques ou des intérêts financiers. Le risque en cas d’introduction du nucléaire peut donc sembler très élevé. Il n’en reste pas moins que le Soudan a signé un accord-cadre sur le nucléaire avec l’électricien chinois CNNC[vii]. Plus largement, il manque la plupart du temps des autorités de sûreté compétentes et la capacité à garantir cette sûreté.
Faute d’industrie nucléaire nationale, ces pays sollicitent des acteurs/vendeurs internationaux de l’industrie nucléaire. En pratique, ce sont principalement les entreprises publiques russes (Rosatom en Égypte, Tunisie, Algérie, Maroc, Ghana, Éthiopie, Soudan, Zambie, Nigeria, Rwanda, RDC) et chinoises (CNNC – China National Nuclear Corporation – au Soudan, et en Ouganda, et CGN – China General Nuclear – au Kenya) qui sont actives sur le continent africain. Les acteurs russes et chinois proposent des offres clé en main incluant la construction, l’exploitation et le démantèlement des réacteurs nucléaires. En plus de coûts compétitifs, ils offrent des solutions de financement[viii] et de formation des personnels locaux ainsi que l’appui à la mise en place d’autorités de sûreté. Cette offre « all included » permet de promettre un accès rapide à une infrastructure nucléaire convenable (et auditable par l’AIEA).
À titre d’exemple, on peut citer le Memorandum Of Understanding (MOU) qui a été signé en 2017 entre Rosatom et l’Éthiopie[ix]. Il consiste à développer de la formation et de l’information sur les techniques nucléaires (industrielles, médicales, etc.) et à envisager la construction de réacteurs de recherche et de centrales électriques. Depuis 2016, le Soudan, le Kenya, l’Ouganda, le Nigeria, le Rwanda, la Zambie et le Ghana ont signé des accords semblables avec la Russie (Rosatom).
Le pays le plus avancé dans le lancement d’un nouveau programme nucléaire est l’Égypte. Le pays a en effet signé fin 2017 un accord avec la Russie pour la construction de 4 réacteurs. Les travaux devaient débuter en 2018 et la livraison du premier réacteur était initialement prévue pour 2026. Cette centrale nucléaire, qui contribuera, outre à la production d’électricité, aux besoins de dessalement de l’eau de mer, suscite quelques oppositions au sein de la population locale. Début 2019, l’Egyptian Nuclear Regulation and Radiological Authority (ENRRA) a accordé un permis de construire au site d’El Daaba[xi], situé sur la Méditerranée, à 300 km du Caire.
L’Afrique du Sud est le seul pays africain ayant des réacteurs en service
Les deux réacteurs nucléaires installés à Koeberg, construits par la France (par Framatome, EDF, Alstom et SPIE notamment) ont été mis en service en 1984 et 1985. Ils ont produit 15 TWh en 2016 soit 6% de l’électricité de l’Afrique du Sud et environ 2% de l’électricité du continent.
L’électricité de l’Afrique du Sud provient (en 2016) à 90% du charbon et à 6% du nucléaire. Les 4% restants provenant principalement de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire photovoltaïque, la part du pétrole et du gaz étant presque nulle. Le pays ne dispose pas de ressources pétrolière ou gazière, mais est le 7e producteur mondial de charbon. ESKOM, l’électricien national (et presque unique producteur) a construit principalement des centrales à charbon. L’Afrique du Sud, bien qu’étant de loin le plus gros émetteur de CO2 du continent (9 tonnes de CO2 par habitant) n’a pas pris d’engagement fort pour l’accord de Paris[xii]. Son gouvernement propose un « compromis » entre le développement et le climat avec un pic d’émission de CO2 vers 2025 puis une stabilisation sur 10 ans ensuite. Cependant, même si le pays prévoit actuellement d’augmenter fortement ses capacités de production d’électricité renouvelable, il prévoit encore d’ajouter dans les prochaines années 12 GW de centrales à charbon[xiii].
Au lancement du projet Koeberg, en 1976, le gouvernement (blanc) de l’Afrique du Sud souhaitait sécuriser l’alimentation électrique de la ville du Cap dans un contexte d’apartheid (le projet a d’ailleurs été accueilli « fraîchement » par la communauté internationale). Plus de trente ans après, cette centrale (adossée au parc français pour les grandes opérations de maintenance), et dans un contexte politique bien différent, Koeberg est plutôt considéré comme une réussite.
Pour faire face à l’augmentation de la demande d’électricité, l’Afrique du Sud a envisagé depuis 2006 de développer un nouveau parc de centrales nucléaires. Différentes consultations ont eu lieu et le dernier projet en date consistait en six à huit nouveaux réacteurs pour une capacité totale de 9,6GW. Cependant, les difficultés financières et le changement de gouvernement après la démission de Jacob Zuma début 2018 ont a priori eu raison du projet[xiv].
Les autres pays d’Afrique n’envisagent pas de produire d’électricité nucléaire
Outre les aspects techniques et humains, le nucléaire est une industrie à cycle d’investissement très long : la production électrique ne commence que longtemps après le début des travaux. Il faut donc mobiliser pendant environ une dizaine d’années des capitaux très importants, ce qui n’est pas trivial sur le continent africain et cela fait que de nombreux projets ne dépassent pas le stade « d’accord papier ».
De plus de nombreuses zones d’instabilités politiques fortes, voire de conflits (Sahel, Soudan du Sud…) demeurent en Afrique. Cette situation est peu compatible avec le développement d’une infrastructure électronucléaire sûre.
L’Océanie non plus n’envisage pas la production d’électricité nucléaire
L’Australie et la Nouvelle-Zélande disposent, au contraire de nombreux pays d’Afrique, d’une infrastructure adaptée à des centrales nucléaires (réseau électrique, notamment) et d’une économie susceptible de supporter les coûts associés. De plus, l’Australie possède une autorité de sûreté nucléaire : l’Australian Radiation Protection and Nuclear Safety Agency (ARPANSA), qui encadre l’opération d’un réacteur de recherche, ainsi que l’exploitation des mines d’uranium dont elle est le 3e producteur mondial. Cette autorité pourrait étendre ses prérogatives à l’encadrement d’un programme électronucléaire.
Pourtant, ces pays n’ont jamais installé de réacteur pour la production électrique. En effet, le nucléaire y est interdit depuis la fin des années 1980. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, ont mis en place la loi anti-nucléaire « South Pacific Nuclear Free Zone Treaty Act » en 1986. Leur engagement pour la non-prolifération des armes atomiques fait notamment suite aux essais nucléaires anglais, français et américains dans le Pacifique. En Nouvelle-Zélande, le renouveau de la culture maorie depuis les années 1960 joue également un rôle majeur dans ce positionnement politique.
Enfin, l’Australie et la Nouvelle-Zélande disposent d’importantes ressources d’énergies fossiles : charbon, pétrole et gaz. Ces ressources sont largement exploitées pour la consommation individuelle et par une production industrielle soutenue (par exemple la transformation de l’aluminium en Nouvelle-Zélande). En conséquence, les émissions de CO2 de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande sont relativement importantes : 380 Mt et 31 Mt respectivement, en 2015. Or ces deux pays ont pris l’engagement, dans le cadre de la COP 21, de réduire leurs émissions de 30 % et de 26 % à 28 %, respectivement, à l’horizon 2030, par rapport au niveau de 2005.
Les deux grands pays du Pacifique possèdent également un potentiel renouvelable important, déjà largement exploité, lui aussi. L’hydroélectricité et la géothermie représentent en effet 55 % et 16 % de la production électrique de la Nouvelle-Zélande. L’Australie pour sa part a un très grand potentiel solaire. La filière solaire thermique à concentration a d’ailleurs fait l’objet de quelques nouvelles constructions depuis 2012, mais davantage en tant que booster d’unités thermiques[xv] que pour des centrales 100 % renouvelables.
L’Afrique et l’Océanie resteront peu nucléarisées, au moins à moyen terme
L’Australie et la Nouvelle-Zélande auraient les moyens financiers et organisationnels pour développer un programme électronucléaire, et cela permettrait de participer à la décarbonation de leur économie. Il existe cependant un consensus politique en défaveur de toute forme de nucléaire.
Bien que le nucléaire civil puisse apporter des réponses aux défis conjoints de l’électrification et de la maîtrise du changement climatique, le continent africain ne semble pas en voie de suivre un chemin de fort développement, semblable à celui de l’Asie ou de l’Inde. Les raisons sont multiples, et sont notamment de moyens, tant techniques que financiers et humains. Pourtant, une dizaine de pays africains a la volonté de développer la production d’électricité nucléaire et pourraient s’orienter vers les Small Modular Reactors (SMR) si la filière aujourd’hui embryonnaire rencontre du succès à l’international dans les prochaines décennies.
[i] https://www.iea.org/access2017/#section-1-1
[ii] https://www.lemonde.fr/demographie/article/2017/09/20/la-population-de-l-afrique-devrait-doubler-d-ici-2050-quadrupler-d-ici-2100_5188094_1652705.html
[iii] http://www.tsp-data-portal.org
[iv] https://www.iaea.org/topics/infrastructure-development/milestones-approach
[v] http://world-nuclear.org/information-library/country-profiles/others/emerging-nuclear-energy-countries.aspx
[vi] https://www.lefigaro.fr/voyages/decouvrez-la-liste-noire-des-compagnies-aeriennes-a-eviter-a-l-etranger-20200113
[vii] https://www.world-nuclear.org/information-library/country-profiles/countries-a-f/china-nuclear-power.aspx
[viii] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/09/14/le-nucleaire-chinois-a-la-conquete-de-l-afrique_4756877_3212.html
[ix] https://rosatom.ru/en/press-centre/news/russia-and-ethiopia-sign-an-intergovernmental-agreement-on-cooperation-in-the-peaceful-use-of-atomic/?sphrase_id=1508131
[x] https://www.vanguardngr.com/2018/06/starcore-plans-23-nuclear-power-stations-in-nigeria
[xi] https://world-nuclear-news.org/Articles/Site-approval-for-Egyptian-nuclear-power-plant
[xii] https://www4.unfccc.int/sites/submissions/INDC/Published%20Documents/South%20Africa
[xiii] https://www.climatechangenews.com/2018/06/14/south-africa-draft-climate-law-set-emissions-targets-every-sector/
[xiv] https://www.voaafrique.com/a/l-afrique-du-sud-suspend-son-projet-de-d%C3%A9veloppement-du-nucl%C3%A9aire-civil/4546044.html
[xv] Bloc solaire complémentaire à une centrale thermique, qui permet d’additionner une production d’énergie renouvelable à une production issue d’une énergie fossile.