Mario Draghi, Gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE) et H. Kuroda, son homologue japonais, ont déclaré récemment qu’il n’y aurait pas de limite à leurs interventions sur la monnaie («Il n’y a pas de limite à notre volonté de déployer nos instruments dans le cadre de notre mandat (… ) » ; « Je suis convaincu qu’il n’y a pas de limite aux mesures d’assouplissement monétaire »).
Les banques centrales, depuis la dérégulation financière des années 80 qui a suivi les deux chocs pétroliers, ont toujours prétendu que leurs interventions sur les marchés étaient neutres. Selon cette doctrine de neutralité, la mission de sélectionner les « bons » projets économiques était d’abord dévolue aux banques commerciales via les crédits octroyés ; et ensuite aux assureurs et autres investisseurs institutionnels qui recyclent l’épargne.
La réalité est toute autre aujourd’hui. Sous le qualificatif jargonnesque de « macroprudentiel », les interventions des banques centrales ont implicitement, et parfois même explicitement, ciblé tel ou tel secteur de l’économie. Cet interventionnisme a d’abord contribué à soutenir pendant 35 ans les marchés immobiliers par les baisses orchestrées des taux d’intérêt qui ont chaque fois rendu solvables de nouvelles générations d’acquéreurs. Depuis le déploiement des mesures extraordinaires consécutives à la crise financière de 2008, cet activisme est dorénavant patent et ciblé. Sur l’immobilier, avec les QE aux U.S.A. ; sur les entreprises avec le Funding for Lending Scheme au Royaume Uni ; sur l’ « l’économie réelle » avec les TLTRO (T pour « Targeted », i.e. ciblés) de la BCE. Et dès la mi 2015, la BCE a même amorcé des rachats d’obligations de quelques entreprises publiques européennes (dans l’énergie, le transport …).
Mais l’annonce récente par le Gouverneur Draghi d’une extension du champ d’intervention de la BCE au vaste marché des obligations d’entreprises privées interpelle le législateur européen et le citoyen. Les volumes devraient être conséquents car on parle de 5 Milliards d’euro d’investissements par mois, dont les modalités seront bientôt précisées. On n’évoque pour l’instant que des investissements dans des dettes obligataires d’entreprises, mais la question du contrôle démocratique de cette gestion d’actifs financiers pourrait devenir encore plus critique si la BCE devait bientôt suivre l’exemple japonais et acheter massivement des actions.
Que le Parlement européen démocratiquement élu ne se soit pas exprimé sur les rachats d’obligations souveraines pratiqués depuis mars 2015 pour 60 Milliards d’euros par mois, on pourrait le comprendre. Etant donnés les volumes en jeu depuis un an, il semblerait pourtant pertinent de s’interroger sur la durabilité et la compatibilité de cette usine à gaz financière avec les engagements Maastrichtiens. Mais depuis la dernière annonce de la BCE, on change de théâtre d’opérations puisqu’il va s’agir d’investir de l’argent public dans des entreprises privées.
Même sans un rappel à l’ordre par le bon sens démocratique, les institutions financières européennes risquent de toutes façons de devenir schizophrènes. D’un côté, la BCE peut en effet prétendre qu’elle a mission de stimuler l’ensemble des secteurs économiques de la zone euro en restant « neutre ». D’un autre côté, ce serait oublier que l’Union Européenne s’est engagée dans des politiques volontaristes et ciblées de transition énergético-climatique. Ces politiques décidées démocratiquement imposent des choix difficiles et exemplaires pour aller vers une économie bas carbone. En France, depuis 2015, l’industrie financière est contrainte par la loi sur la Transition énergétique qui lui impose de préciser et de suivre sa stratégie d’investissement ciblée bas carbone. De son côté, un groupe de travail international missionné par le Financial Stability Board (FSB, qui fédère toutes les grandes banques centrales) va produire d’ici la fin d’année un ensemble de recommandations qui donneront probablement lieu à d’autres régulations financières. A sa suite, on peut notamment espérer en Europe une directive sur le modèle français qui orientera les investisseurs institutionnels de l’UE vers l’économie décarbonée.
Le ciel (et son atmosphère) est la limite
L’épidémie du carbone se propage, avec ce fameux taux de CO2 qui augmente inéluctablement dans l’atmosphère, et apparemment sans limite. La planète a eu des accès de fièvre évidents cet hiver. Juste avant la COP21 et l’Accord de Paris, cette épidémie a frappé la finance et ses régulateurs l’an passé. Mark Carney, Gouverneur de la Banque d’Angleterre, et son désormais célèbre discours aux Lloyds en témoignent. Les analyses du FSB sur les risques climatiques et ses recommandations ont marqué les esprits en 2015, peut-être avec moins d’audience que Laudato Si, mais avec un indéniable écho dans l’industrie financière. Le CERS (Comité Européen du Risque Systémique, dans l’orbite de la BCE) vient de publier une note sur les risques climatiques témoignant de sa compréhension des défis à relever d’urgence pour la finance.
Une régulation exemplaire existe en France depuis 2015. Et tout laisse donc augurer de nouvelles régulations financières d’ici quelques mois, pour orienter l’investissement et le crédit vers l’économie bas carbone en Europe.
Et ces orientations ne concerneraient pas nos banques centrales ?
En France, peut-on d’ailleurs envisager que la Banque de France ne mette pas en œuvre les principes même de transparence de la loi qui s’applique aux investisseurs institutionnels « classiques » du pays ? Ne serait-ce que par exemplarité ? Vénérable institution, la Banque de France se souvient qu’elle a activement participé en 1974 déjà et avec succès à l’accompagnement d’une douloureuse transition énergétique. Elle avait alors eu l’intelligence de favoriser le développement du crédit des banques fléché vers le financement des « bons » projets d’efficacité énergétique des entreprises françaises.
Pour la BCE, prétexter de la « neutralité » de ses futurs achats d’obligation en choisissant les « bonnes » entreprises selon la seule référence aux notations de risque produites par les agences, ce serait attribuer une « neutralité » très contestable aux opinions des grandes agences de notation, toutes américaines. Et ce serait encore pire en se réfugiant derrière le jugement supposé « neutre » des marchés financiers dont la préoccupation du long terme peut laisser à désirer ! L’Europe s’est dotée d’une structure spécialisée d’expertise indépendante pour sélectionner avec la BEI les « bons » projets dans le cadre du Plan Juncker, selon une feuille de route intégrant les grands choix européens. Il reste quelques jours avant que la BCE n’annonce sa feuille de route pour piloter la constitution de son portefeuille d’investissement. On ne peut que l’inviter à s’inspirer du modèle du Plan Juncker et à collaborer avec la BEI.
Si la prise en compte des contraintes énergétiques et climatiques est bien l’une des grandes politiques de l’Union, et donc de la zone euro, il est temps de prévenir la schizophrénie de nos banquiers centraux et de donner une gouvernance de long terme à leur action. M. Draghi, ce bien commun qu’est notre atmosphère est votre limite.