Tim Jackson est un économiste reconnu et c’est probablement ce qui fait la force de son message. Il n’envisage pas d’ajuster à la marge l’économie pour y intégrer quelques mesures « responsables », il propose plutôt un changement radical de paradigme et élabore un modèle économique complet pour remettre l’économie au service de la société.
L’ouvrage est composé de 12 chapitres développant chacun une notion bien précise et nous amenant progressivement à percevoir l’articulation globale de la pensée de l’auteur.
Chapitre 1 : La prospérité perdue
Le premier chapitre constitue une sorte d’introduction dans la mesure où il annonce ce qui sera développé par la suite, ce qui peut se résumer par : « concilier la « vie bonne » et la finitude ». Dans notre paradigme actuel, on confond prospérité et croissance du PIB. Mais est-ce encore valable quand tous les besoins fondamentaux sont assouvis ? Et que fait-on des inégalités ? Les pays développés sont « un ilot de richesse dans un océan de pauvreté ».
L’auteur étudie ensuite quatre occasions qui se sont présentées aux hommes pour appréhender les limites de la planète :
1) Malthus : il pose des problèmes intéressant, mais il s’est trompé sur deux points : il n’a pas pris en compte le problème des inégalités et a sous-estimé la croissance de l’économie (l’économie actuelle est 68 fois plus grande que l’économie de 1800).
2) Le rapport au club de Rome de Meadows, malgré la simplicité de ses modèles, a fait de très bonnes prévisions.
3) Le pic-oil, les terres productives et les minéraux
4) Le changement climatique : l’auteur évoque les messages d’alerte de James Hansel et de Nicolas Stern.
Le système atteint ses limites et il va être difficile de découpler.
Chapitre 2 : L’âge de l’irresponsabilité
Tim Jackson fait une analyse de la crise financière de 2008 :
- Le labyrinthe de la dette (dette des particuliers, dette publique et dette extérieure) ;
- La création monétaire ;
- La titrisation, promue par Alan Greenspan, qui a contribué à masquer la gravité de la situation. Ce dernier a été « choqué » que les marchés n’aient pas fonctionné comme prévu.
Pourquoi « l’âge de l’irresponsabilité » ? Parce que, comme l’observait le PDG de Citibank, « quand la musique s’arrêtera, en termes de liquidités, les choses deviendront compliquées. […] Mais tant que la musique continue, il faut se lever et danser. Nous dansons toujours. »
S’ajoute la dette écologique : l’aveuglement de long terme est le même quand il s’agit de gérer la dette écologique et les dettes financières.
Chapitre 3 : Redéfinir la prospérité
Les humains ont besoin de quelque chose de plus que la sécurité matérielle pour s’épanouir. Amartya Sen définit trois besoins :
- Opulence (satisfaction matérielle, il y a un effet de seuil),
- Utilité (la quantité n’est pas la qualité, la relation PIB-Bonheur n’est pas linéaire)
- Capabilités d’épanouissement (mais ces capabilités sont limitées pas les capacités de la planète).
Chapitre 4 : Le dilemme de la croissance
La croissance est-elle une condition nécessaire à l’épanouissement ? La réponse à cette énigme se trouve dans les travaux des anthropologues sur « le langage social des objets ». La « concurrence positionnelle » a quelque chose du jeu à somme nulle, mais réduire les inégalités présente un bénéfice qui va au-delà d’un gain pour les plus défavorisés uniquement.
La croissance est-elle corrélée aux droits élémentaires ? En étudiant les courbes représentant l’espérance de vie, la mortalité infantile ou le niveau d’enseignement en fonction du PIB sur l’ensemble des pays, on voit que la corrélation n’est pas évidente.
La croissance est-elle la condition de la stabilité économique et sociale ? Tant que les gains de productivité, à défaut d’être compensés par la croissance, se traduisent en augmentation du chômage, la réponse est oui.
En clair : dans une économie fondée sur la croissance, la croissance est essentielle pour la stabilité.
Le dilemme est le suivant : la croissance est non soutenable (du moins dans sa forme actuelle) et la décroissance est instable (du moins dans les conditions actuelles). Mais ne pas vouloir le résoudre constituerait la pire des menaces.
Chapitre 5 : Le mythe du découplage
Il faut distinguer le découplage relatif et absolu. Le découplage relatif, c’est faire plus de PIB additionnel pour une même empreinte additionnelle. Cela n’exclut pas l’effet rebond. Le découplage absolu, c’est faire monter le PIB tout en faisant baisser l’empreinte globale en valeur absolue. Et c’est beaucoup plus dur !!!
Equation d’Ehrlich se pose ainsi :
Impact = Population × Abondance (revenu par tête) × Facteur technique
Chapitre 6 : la « cage de fer du consumérisme »
Le moteur de l’économie dans notre société de consommation est basé sur l’innovation d’un côté et une logique sociale de différentiation de l’autre. Il existe différents types de capitalismes mais ils ont tous en commun la propriété privée (en majorité) des moyens de production.
Le moteur de la croissance dans les économies de marché est résumé dans le schéma suivant :
La part que les ménages ne dépensent pas, l’épargne, sert à être investie (éventuellement via un intermédiaire comme une banque) dans les entreprises (c’est le capital) dans le but de faire des gains de productivité sur les deux autres facteurs de production que sont le travail et les ressources. Lorsqu’il faut choisir entre ces deux facteurs, le prix relatif du travail humain pèse lourd dans la balance et on préfère investir dans les machines. Si la production n’augmente pas d’autant, les gains de productivité se transforment en chômage. L’économie est donc condamnée à une course en avant perpétuelle…
L’obsolescence programmée, l’accélération des cycles d’innovation et le marketing sont les conditions de survie du système.
Chapitre 7 : Le keynésianisme et le « New Deal Vert »
Pour relancer la croissance, plutôt que de compter sur la dette ou une redistribution massive des richesses, ce chapitre dessine les contours d’un « New Deal » vert consistant en des dépenses publiques ciblées et ayant un sens pour l’avenir. Les emplois créés contribuent à la reprise et les richesses produites ont des retombées en termes de bien-être pour tous.
Ceci dit, la reprise, c’est le retour au Business As Usual. Elle a beau être verte, à long terme, elle n’est pas durable. Il faut maintenant créer une vision d’une économie qui génère un découplage absolu. On arrive au chapitre 8 et c’est seulement à ce moment que les choses sérieuses commencent. Les 7 premiers chapitres n’étaient que la déconstruction d’idées reçues et la mise en place d’un cadre de pensée basé sur de nouveaux indicateurs.
Chapitre 8 : Une macroéconomie écologique
On repart de zéro : on redonne la – ou plutôt les – définitions du PIB et on analyse ses limites. On rappelle la définition, en économie classique, de la « fonction de production » (qui prend en compte le travail et le capital mais qui oublie les ressources).
Baser l’économie sur les services ? On a vu ce que cela a donné dans les pays de l’OCDE : la baisse de l’activité manufacturière a occasionné une délocalisation de l’industrie vers les pays en développement et l’expansion des services financiers pour les payer. Il faut encore savoir ce qu’on entend par services : les services à la personne, les cours de yoga ou la coiffure ne sont pas de la même nature que le marketing, la communication ou la finance. L’économie de fonctionnalité va également dans le sens de plus de services rendus pour moins de flux de matières.
Les initiatives isolées de décroissance ou de simplicité volontaire, que Tim Jackson appelle l’économie « Cendrillon » montrent que d’autres voies sont possibles.
Les activités de service à la personne ont vu leur productivité décroitre dans presque tous les pays européens. Si nous commençons à basculer en masse vers ce type d’activité, il est possible que la croissance soit largement ralentie. Mais c’est surtout une question d’indicateur et ce n’est pas forcément un problème. Si on y réfléchit bien, il est assez logique que ces activités ne fassent pas de gains de productivité : dans la plupart des cas, l’apport humain est ce qui fait leur valeur ajoutée.
Les gains de la productivité ou une récession se traduisaient jusqu’ici par du chômage. Il faut s’autoriser à jouer sur un autre levier, le temps de travail, et privilégier une répartition plus équitable du travail disponible plutôt qu’une réduction du nombre de travailleurs. Cette option a été choisie par l’économiste écologique canadien Peter Victor, dans un scénario de croissance faible ou nulle pour l’économie canadienne.
Des investissements importants sont à faire dans les domaines de l’efficacité énergétique, des technologies propres et dans le capital naturel. Il faut les faire au bon rythme : assez vite pour ne pas hypothéquer les ressources mais pas trop pour ne pas mettre l’économie à genoux. L’Etat aura certainement un rôle renforcé en termes d’investissement de propriété des actifs. Que cet investissement génère ou pas de la croissance n’est pas la question.
Chapitre 9 : L’épanouissement – dans certaines limites
Chapitre piège que celui-ci puisqu’il aborde ce qu’il faudrait changer dans la nature humaine pour accompagner les changements proposés. Cependant, l’auteur évite de tomber dans le piège et aborde le sujet avec un travail de fond, très documenté et très inspiré.
La société occidentale est en proie à une « récession sociale ». Le sentiment d’appartenance à une communauté s’affaiblit. Les sociétés les plus inégalitaires connaissent les niveaux d’anxiété les plus élevés. En termes de consommation, il n’existera jamais aucun seuil à partir duquel nous serons en mesure de nous dire qu’ « assez est assez ».
Cependant, on voit apparaître de nouveaux modes de vie, plus frugaux, plus basés sur des valeurs intérieures que sur la consommation de biens. Mais les adeptes de cette simplicité volontaire vivent un conflit intérieur car ils vont à l’encontre des valeurs de leur milieu social. Il ne faut pas négliger ces difficultés.
Chapitre 10 : Une gouvernance pour la prospérité
S’il y a une idée à retenir de ce chapitre, c’est que l’Etat joue un rôle, qu’il le veuille ou non, dans l’orientation de la logique sociale. La question de sa légitimité pour initier les changements qui sont l’objet du chapitre précédent ne doit donc pas être taboue.
Chapitre 11 : La transition vers une économie durable
Douze recommandations sont exposées ici. Toutes ne peuvent pas être réalisées unilatéralement, mais aucune d’entre elles n’est sans précédent et on peut trouver des points de contact avec des initiatives existantes.
- Établir les limites en termes d’émissions de GES
- Instaurer une fiscalité écologique
- Soutenir la transition dans les pays en développement
- Développer une théorie macroéconomique écologique
- Investir dans l’emploi, les actifs et les infrastructures
- Accroître la prudence financière et fiscale
- Réviser les comptes nationaux
- Changer la politique du temps de travail
- Lutter contre les inégalités systémiques
- Mesurer les capacités d’épanouissement
- Renforcer le capital social
- Démanteler la culture du consumérisme
Chapitre 12 : Une prospérité durable
Ce dernier chapitre fait office de conclusion dans la mesure où il résume les principales idées abordées, mais surtout il achève d’assembler entre eux les morceaux du puzzle qui a été patiemment élaboré tout au long de l’ouvrage.
L’illusion consumériste relève de mécanismes mentaux très puissants et difficiles à faire tomber. Il faut voir la prospérité comme la capacité à nous épanouir en tant qu’êtres humains (à l’intérieur des limites écologique d’une planète finie) : une participation à la vie de la société, un certain degré de sécurité, un sentiment d’appartenance, la capacité de partager une entreprise commune, le développement de notre potentiel individuel d’être humain.
Ce nouveau modèle économique implique-t-il la fin du capitalisme ? Il est clair que les investissements écologiques avec de mauvais rendements financiers seront pris en charge par l’État (dans la mesure où les bénéfices ne sont pas captés par le détenteur du capital, mais ils sont collectifs). La question n’est pas « pour ou contre le capitalisme ? », mais « combien de capitalisme ? ». Et Tim Jackson de citer Spoke dans Star Strek : « C’est du capitalisme, Jim, mais pas comme nous le connaissons ».
Conclusion
Tim Jackson signe un ouvrage qui a commencé à faire du bruit et qui doit continuer à alimenter les réflexions des décideurs. Il est seulement regrettable qu’il n’accorde pas plus d’importance à une vision globale de la question (à plusieurs moments, les chiffres ne concernent que le Royaume Uni, à d’autres, les raisonnements ne sont valables qu’à l’échelle d’un pays en concurrence avec le reste du monde). On peut aussi être frustré de la trop petite part accordée à l’analyse de la crise financière et à la critique des solutions apportées (pour cela, il faudra lire « le triomphe de la cupidité » de Joseph Stiglitz).
Source : Blog de Cédric Ringenbach