Le « Référentiel Shift-Shifters » est un document commun entre nos deux associations le think tank The Shift Project (le Shift en bref) et le réseau de bénévoles The Shifters (aussi désigné par les Shifters). Il sert de référence méthodologique pour les actions et travaux des deux associations, en complément de la Charte des Shifters. Le Référentiel (ex « FAQ Shift-Shifters ») existe depuis 2021. Après mise à jour en 2025, il pourra continuer à évoluer en fonction d’éventuels nouveaux besoins.
Préambule
Le Shift et les Shifters ont un objectif bien précis : contribuer à limiter le changement climatique et ses effets, et sortir de la dépendance aux énergies fossiles tout en maintenant une société harmonieuse et confiante en l’avenir. Ils adoptent une approche pragmatique, et notamment en accord avec les faits scientifiques.
The Shift Project et The Shifters sont deux associations loi 1901 sœurs, qui travaillent main dans la main, partagent une communauté de valeurs et de méthodes et concourent au même objectif de manière complémentaire.
The Shift Project est un think tank (laboratoire d’idées) fondé en 2010 qui vise à éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique en réalisant et en diffusant des études. Ses membres sont des entreprises et il fonctionne avec un équipe salariée.
The Shifters, fondé en 2014, a pour mission de : relever le double défi du changement climatique et de notre dépendance aux énergies fossiles, ainsi que des problématiques environnementales qui en découlent,en cohérence, en coopération, en coordination et soutien mutuel avec The Shift Project ; promouvoir auprès d’un large public les actions d’atténuation de mitigation et d’adaptation en s’appuyant sur des études scientifiquement éprouvées ; favoriser l’échange d’informations, d’idées, de connaissances, d’expériences et de bonnes pratiques. Ses membres (les Shifters) sont des bénévoles.
Les travaux du Shift et des Shifters sont cohérents avec ce Référentiel. Leurs actions reposent sur cinq valeurs cardinales : l’exigence scientifique et technique, l’ouverture, l’impartialité, le professionnalisme et la convivialité.
Nos objectifs
1. The Shift Project et les Shifters abordent-ils d’autres questions environnementales que le climat et les énergies fossiles ?
Aperçu : Le Shift et les Shifters se concentrent sur le changement climatique et la dépendance aux énergies fossiles, deux problèmes essentiels et incontournables dans la recherche d’un avenir viable.
The Shift Project et les Shifters font le choix de se concentrer sur le changement climatique (atténuation et adaptation) et la dépendance de la société occidentale aux énergies fossiles, à commencer par le pétrole. En effet, même si d’autres problèmes environnementaux sont également critiques, ces deux questions sont fondamentales et incontournables si on souhaite assurer un futur viable.
L’Accord de Paris signé en 2015 a fixé comme objectif de maintenir « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2°C au-dessus des niveaux préindustriels » et de poursuivre les efforts « pour limiter l’augmentation de la température à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels ». L’objectif de neutralité carbone d’ici la moitié du siècle en découle. Le Shift et les Shifters ont l’ambition de contribuer à limiter le changement climatique et donc les émissions de gaz à effet de serre (GES) autant et aussi vite que possible. Nous ferons de notre mieux avec les moyens qui sont les nôtres : nous ne portons pas seuls le monde sur nos épaules.
Plus généralement, notre ambition de couvrir ces domaines jusqu’à la proposition de mesures, impose de se positionner dans un contexte de hiérarchisation des priorités (impossible d’y échapper quand il est question d’action), tout en exposant clairement les périmètres et les hypothèses de base retenus.
La stratégie et les travaux du Shift et des Shifters qui portent sur l’évaluation de solutions et scénarios sont donc guidés par deux critères principaux : leur intérêt pour le climat (limitation des émissions de GES, amélioration des puits de carbone, adaptation au changement climatique), et leur contribution à la réduction de la dépendance aux énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon). Nous sommes bien sûr sensibles à d’autres enjeux majeurs, comme l’effondrement de la biodiversité (qui est lié et agit sur le changement climatique), la désertification, la préservation d’autres ressources naturelles (sols, minéraux, métaux, biomasse etc.), les grands cycles biogéochimiques (azote, carbone, eau etc.), ou encore le besoin de résilience à certains chocs (géopolitiques, sociaux etc.). Quoi que cela ne puisse souvent se faire que de manière qualitative ou partielle, nous essayons, dans la mesure du possible, d’intégrer d’autres limites planétaires dans nos raisonnements.
Dans le cadre de leurs travaux et actions, le Shift Project et les Shifters considèrent donc les problématiques énergie et climat comme premières dans la chaîne de causalité : si l’on ne règle pas les problématiques climatiques (qui aggravent les autres phénomènes) et d’approvisionnement énergétique et matériel (qui détermine les moyens dont nous disposons), les autres enjeux n’en deviennent que plus difficiles à traiter.
2. Comment le Shift Project et les Shifters intègrent-ils l’économie dans leurs travaux et leur approche ?
Aperçu : Nous partons d’une vision physique de l’économie : nous l’analysons d’abord à travers les flux physiques qui la constituent (matières, énergie, distance, émissions de gaz à effet de serre etc.) et ce que les gens font de leur temps (comportements, emplois etc.). Cette approche permet une meilleure appréhension de la “double contrainte carbone” (réchauffement climatique et épuisement des ressources énergétiques fossiles), appelant une coordination de l’ensemble des acteurs de la société.
D’un point de vue physique, toute activité de production n’est qu’un ensemble de “transformations”, que la notion d’énergie sert à mesurer. Dès lors, pour produire des biens et services, nos sociétés humaines “transforment”, ou plus précisément, elles extraient, travaillent et déplacent des ressources énergétiques, minérales ou biologiques puisées dans l’environnement. L’augmentation récente de tous les flux physiques qui servent de base à l’activité productive a joué un rôle de premier ordre dans l’expansion économique, sociale et démographique des sociétés humaines actuelles.
Aujourd’hui, les flux énergétiques sont très majoritairement d’origine fossile (près de 80%). Toute activité productive qui en dépend et ne parviendrait pas à recourir à temps à un substitut équivalent non fossile sera affectée par la double contrainte carbone. Une description par les flux physiques de notre économie permet donc de mieux comprendre comment celle-ci s’approche de zones de contraintes physiques (contraintes d’approvisionnement d’énergie ou de matières, contraintes sur le transport d’énergie et de matières, destructions physiques d’installations par des aléas climatiques, etc.).
Ainsi, dans nos travaux, toutes évaluations de solutions ou analyses économiques (analyses de la valeur, leviers financiers, évaluations socio-économiques, modélisations macro-économiques…) ne peuvent être engagées qu’une fois une certaine crédibilité vérifiée sur le plan physique. En effet, les flux monétaires, étudiés seuls, peuvent donner une vision incomplète des enjeux énergie-climat et des problématiques associées.
Cela explique pourquoi, le plus souvent, nous ne nous intéressons pas tant à l’économie sous la forme d’« euros », de « croissance » ou de « dette », mais plutôt sous la forme de « métiers », de « personnes », de « tonnes », et de « joules ». Nous estimons que la question « Combien ça coûte aujourd’hui ? » ne tranche pas le débat, ni dans un sens ni dans l’autre, pour savoir ce qu’il est possible et/ou pertinent de faire, qui la question à laquelle Shift et Shifters répondent en premier lieu.
3. Quelles sont les évolutions du mix énergétique préconisées par The Shift Project et les Shifters ?
Aperçu : Face à l’urgence climatique et aux risques pesant sur nos approvisionnements pétroliers et gaziers, il est primordial de décarboner au plus vite notre mix énergétique. Les quantités de carburants liquides et gazeux bas-carbone étant fortement contraintes, l’électrification des usages (transports, chauffage, industrie) jouera un rôle central. Cela implique de déployer rapidement et massivement des moyens de productions électriques bas-carbone, renouvelables et nucléaires. De plus, les renouvelables thermiques contribueront fortement à décarboner la chaleur. Cependant, même en activant l’ensemble de ces leviers, les quantités d’énergie décarbonée dont nous disposerons seront limitées, ce qui nécessitera une forte réduction de notre consommation énergétique globale, via l’efficacité et la sobriété.
La double contrainte carbone
La consommation d’énergie finale française repose aujourd’hui à 60 % sur les énergies fossiles, essentiellement pétrole et gaz. Cela est doublement problématique, sur le plan climatique d’une part et sur le plan de la pérennité de notre approvisionnement énergétique d’autre part : c’est ce que nous appelons la double contrainte carbone.
Côté climat, la combustion des énergies fossiles est responsable de 70 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) au niveau mondial – le reste provenant de la déforestation, de l’agriculture et de certains procédés industriels. A ce titre, il est impératif de sortir des énergies fossiles pour tendre vers la neutralité carbone en 2050. Il faut le faire aussi vite que possible, afin que le cumul de nos émissions entre aujourd’hui et 2050 reste compatible avec un réchauffement limité à +2°C par rapport au niveau préindustriel. Nécessaire, cette sortie des énergies fossiles ne sera toutefois pas suffisante sur le plan climatique. Il faudra aussi mettre sous contrôle les émissions qui ne proviennent pas de la combustion fossile : émissions agricoles de méthane et de protoxyde d’azote, émissions industrielles issues de la production de ciment et de la réduction de minerai de fer, ou encore émissions provenant de la déforestation et de l’artificialisation des sols.
Côté approvisionnement d’énergie, dépendre du pétrole et du gaz, c’est dépendre d’énergies dont les stocks sont finis et non renouvelables (aux échelles de temps humaines) et sont ainsi mécaniquement voués à la déplétion géologique, avec de probables pics pétroliers et gaziers pour la décennie à venir. Un pic désigne le moment où la production d’une ressource amorce sa décrue subie, pour des raisons de contraintes géologiques. Ce risque géologique est aussi un risque géostratégique pour la France et l’Union européenne qui n’ont presque plus d’énergies fossiles dans leurs sous-sols, et sont donc intégralement dépendant des importations. Nous sommes aujourd’hui vulnérables en cas de tension géopolitique avec les pays exportateurs, de difficultés internes à ces pays, de problème logistique sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, ou encore de flambée des cours sur les marchés internationaux.
Face à cette double contrainte carbone, la sortie des énergies fossiles est une urgence écologique et stratégique, elle doit être mise en œuvre aussi rapidement et amplement que possible. Comment faire ?
Les carburants liquides et gazeux seront fortement limités en volume
Il existe en théorie un moyen de conserver nos machines actuelles – voitures, camions, avions, chaudières, centrales à gaz, procédés industriels, etc. – tout en les décarbonant : continuer à les alimenter avec le même vecteur énergétique, mais qu’on produirait de manière décarbonée. Deux possibilités existent : les bioénergies et les hydrocarbures de synthèse. Problème : en pratique nous n’en aurons pas assez, et de loin.
Les bioénergies sont issues de la biomasse agricole et forestière : biocarburants liquides, biogaz ou encore bois-énergie. Ces énergies sont renouvelables, puisque le stock de biomasse se reconstitue naturellement, et elles sont décarbonées à condition de les prélever suffisamment lentement par rapport à leur renouvellement : la combustion de la biomasse émet alors du CO2 mais sa production par photosynthèse en aura absorbé autant. Malheureusement, les bioénergies requièrent des surfaces importantes, si bien que les substituer intégralement aux hydrocarbures fossiles dans notre économie demanderait une surface du même ordre de grandeur que la superficie totale du territoire français.
Les hydrocarbures de synthèse sont quant à eux produits à partir de CO2, capturé en sortie d’installation de combustion ou dans l’air ambiant, et d’hydrogène fabriqué par électrolyse de l’eau, via de l’électricité bas-carbone. Or la quantité d’électricité bas-carbone disponible en 2050 étant limitée, la quantité de carburants de synthèse sur laquelle on peut raisonnablement compter l’est aussi. Ainsi, les substituer intégralement aux hydrocarbures fossiles dans l’économie française demanderait d’y consacrer une quantité d’électricité (bas-carbone) représentant 5 fois la production électrique française actuelle – volume hors d’atteinte, et de loin, d’ici 2050.
Compte tenu de tout cela, nous estimons que la quantité de carburants liquides et gazeux sur laquelle il est raisonnable de compter à l’horizon 2050 serait environ 6 fois moindre que la quantité annuelle actuellement consommée.
Le rôle majeur de l’électrification
Cette faible disponibilité en carburants liquides et gazeux bas-carbone nous amène à nous tourner vers un vecteur énergétique qu’il est plus facile de produire en abondance et de façon décarbonée : l’électricité. Mais il n’est alors plus possible d’utiliser nos machines thermiques actuelles, en se contentant de les alimenter avec des hydrocarbures bas-carbone en lieu et place des hydrocarbures fossiles ; les machines thermiques doivent céder la place à des machines électriques. Une large part de la décarbonation reposera ainsi sur l’électrification des usages.
Dans les transports, il s’agira d’abord d’œuvrer à un report modal massif : report de la voiture vers les transports en commun (souvent électriques) et vers les mobilités actives (vélo et marche), pour la mobilité quotidienne ; report de la voiture et de l’avion vers le train (principalement électrique), pour la mobilité longue distance ; report du camion vers le train (et le fluvial), pour le transport de marchandises. Il s’agira aussi d’électrifier les moyens de transports qui sont actuellement majoritairement thermiques : électrification du parc automobile résiduel et électrification des camions résiduels. Les carburants liquides résiduels seront principalement réservés aux moyens de transports difficiles à électrifier, l’aérien et le maritime typiquement. Notons que, pour des raisons physiques, l’électrification des transports permet une efficacité énergétique fortement accrue : le moteur électrique est plus efficace que le moteur thermique (voir plus bas).
Dans le bâtiment, logement et tertiaire, il s’agira d’électrifier largement le chauffage, en généralisant l’usage de pompes à chaleur, des moyens de chauffage électriques qui vont prélever des calories dans l’environnement extérieur. En complément des chauffages électriques « classiques » (dits « à effet joule »), voilà qui permettra de se passer largement des chaudières au fioul et au gaz (fossile), fortement carbonées. De même, dans l’industrie, de nombreux procédés industriels carbonés pourront être remplacés par leurs équivalents électriques bas-carbone.
Notons par ailleurs le rôle déterminant que jouera la chaleur renouvelable, en complément de l’électricité, qu’il s’agisse de chauffage des bâtiments ou d’usages industriels. Il peut s’agir de chaleur renouvelable avec combustion, via le biogaz ou le bois énergie : nous sommes alors limités par les gisements de biomasse, comme expliqué plus haut. Mais il peut aussi s’agir de chaleur renouvelable sans combustion : solaire thermique, géothermie ou encore chaleur de récupération. Les pompes à chaleur, certes alimentées par de l’électricité, sont également classées dans la chaleur renouvelable (sans combustion), les calories étant extraites de l’environnement extérieur. Cette chaleur renouvelable sans combustion convient notamment à la décarbonation des usages basse température, qui représentent environ les trois quart de l’énergie consommée sous forme de chaleur en France. La chaleur avec combustion est quant à elle généralement requise pour les usages haute température, même si certaines pompes à chaleur spécialisées permettent désormais d’atteindre des températures plus hautes. Chaleur renouvelable (avec et sans combustion) et électrification seront complémentaires. Dans l’ensemble, une telle évolution amènerait l’électricité à jouer un rôle bien plus conséquent qu’aujourd’hui : elle représenterait plus de la moitié de l’énergie finale consommée en France en 2050, contre environ un quart aujourd’hui. Même si la quantité totale d’énergie consommée doit être fortement réduite (voir plus bas), cela revient néanmoins à augmenter notre production électrique, ce qui constitue un défi de taille dans le contexte actuel.
Un mix électrique bas-carbone à relancer
Aujourd’hui, le mix électrique français repose principalement sur le nucléaire, avec 65 % de la production électrique annuelle. Viennent ensuite l’hydroélectrique (12 %), l’éolien (10 %), le thermique fossile (6 %), le photovoltaïque (4 %) et le thermique biomasse (2 %). Notre parc nucléaire assure ainsi les deux tiers du mix électrique mais, problème, il est vieillissant.
Construits dans les années 1980 et 1990, en réaction aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, nos 57 (en ajoutant Flamanville 3) réacteurs nucléaires sont âgés : 47 d’entre eux atteindront les 60 ans avant 2050. La part du nucléaire historique qui restera disponible à cet horizon est donc hautement incertaine. Dans l’hypothèse (optimiste) selon laquelle l’Autorité de Sureté Nucléaire (ASN) autoriserait une prolongation des réacteurs jusqu’à 60 ans et demanderait une fermeture à cet âge, il ne resterait que 20 % de la capacité actuelle en service en 2050. Ce vieillissement d’une large partie du parc d’ici 2050 est un enjeu de taille pour la transition énergétique française. On l’appelle parfois « effet falaise », en référence à la courbe de capacité installée qui dégringole dans la décennie 2040.
Devant cette évolution naturelle du parc existant, il est certes impératif de prolonger autant que possible le nucléaire historique, mais il est aussi urgent de lancer la construction de nouveaux moyens de production électrique bas-carbone, nucléaires et renouvelables, afin qu’ils soient en mesure de prendre le relais au plus vite.
Le nouveau nucléaire reposera principalement sur des centrales de type EPR2 – un modèle ressemblant à l’EPR de Flamanville, avec quelques simplifications. Suite à la relance du nucléaire, décidée en 2022, trois paires d’EPR2 sont prévues pour 2035. Une date qui n’est toutefois pas garantie, les retards étant courants sur les gros chantiers industriels de ce type – celui de Flamanville aura eu 12 ans de retard, certes en pâtissant de l’effet « tête de série ». Selon RTE, la filière nucléaire pourrait, dans le meilleur des cas, mettre en service 14 EPR2 à l’horizon 2050. Cela correspond à son scénario dit « N03 ». Même de la sorte, et moyennant des hypothèses très optimistes sur le nucléaire historique et les SMR (« Small Modular Reactor »), ce scénario ne parvient qu’à 50 % de nucléaire dans le mix électrique de 2050. Par ailleurs, la question de la part du nucléaire et du type de réacteurs après 2050 dépend de choix à réaliser avant 2040.
Cela signifie que, sauf à faire des paris déraisonnables sur la production nucléaire à venir, il faut simultanément continuer d’œuvrer au déploiement rapide et massif des énergies renouvelables. L’hydroélectrique, renouvelable et pilotable, devra être maintenu, mais il ne pourra malheureusement pas augmenter significativement sa production : l’essentiel des sites propices sont déjà occupés. Les centrales thermiques à gaz renouvelable (biogaz, hydrogène vert ou méthane de synthèse) ne pourront pas non plus se généraliser, la quantité de gaz bas-carbone disponible étant fortement contrainte (voir plus haut). C’est donc bien sur l’éolien (terrestre et en mer), ainsi que sur le photovoltaïque (centrales au sol, toitures, agrivoltaïsme), qu’il faudra principalement compter. Il s’agira de poursuivre et d’accélérer les efforts en la matière, afin d’œuvrer au déploiement aussi large et rapide que possible de ces énergies renouvelables (EnR). L’entrée en service des premiers EPR2 n’étant pas prévue avant 2035, dans le meilleur des cas, cela signifie que toute l’électrification des usages qui aura lieu d’ici là (et tout le remplacement du nucléaire historique qui viendrait à fermer sur cette période), ne pourra provenir que de l’installation de nouvelles capacités EnR.
A l’inverse, miser uniquement sur les EnR reviendrait à dépendre fortement des rythmes de déploiement de l’éolien et du photovoltaïque. Or ces rythmes ne sont pas non plus garantis, ils dépendent de nombreux facteurs : cadre réglementaire, environnement économique, main-d’œuvre qualifiée, etc. De manière générale, parier exclusivement sur l’une des deux filières, nucléaire ou EnR, est plus risqué que de parier sur les deux simultanément : nous sommes davantage robustes lorsque nos modes de production sont diversifiés, car il est moins probable que des problèmes surviennent simultanément sur toutes les filières.
De plus, les EnR présentent une densité énergétique nettement inférieure à celle des centrales nucléaires, à la fois en termes surfacique et matériel ; elles nécessitent davantage d’espace et de matériaux. Au-delà d’une certaine part dans le mix électrique, éolien et solaire requièrent également des moyens de flexibilité, afin d’assurer l’équilibre offre-demande sur le réseau à tout moment, malgré la variabilité du vent et du soleil. Voilà qui plaide, là encore, pour la conservation d’une forte part de nucléaire dans le mix électrique.
Il convient toutefois de ne pas exagérer ces inconvénients. Côté matériaux, le sujet est davantage du côté des véhicules électriques que des EnR. Leurs batteries sont en effet encore gourmandes en cuivre, lithium et cobalt (pour certaines d’entre elles), et c’est une des raisons pour lesquelles il nous faut privilégier les transports en commun, les mobilités actives, et les voitures petites et efficaces, autant que possible. Côté surface, avec une base de nucléaire comparable à celle du scénario N03 de RTE (330 TWh/an), nous considérons que le photovoltaïque n’occuperait que 0,1 % du territoire, tandis que seules 2 % des communes seraient confrontées à l’installation d’un nouveau parc éolien. Enfin, côté flexibilité, les moyens de gestion de la variabilité des EnR ne manquent pas : batteries, STEP (Stations de Transfert d’Energie par Pompage), interconnexions avec les pays voisins, renforcement du réseau inter-régional, flexibilité de la demande ou encore centrales thermiques bas-carbone (biogaz, hydrogène ou méthane de synthèse) utilisées en pointe (c’est-à-dire en dernier recours, à de rares moments dans l’année). Comme l’ont démontré les importants travaux de modélisation de RTE, ces éléments complémentaires permettent, ensemble, de garantir l’équilibre offre-demande à tout instant, malgré un mix électrique comportant une forte proportion d’EnR (Futurs énergétiques 2050, 2021).
Enfin, même en misant simultanément sur le nucléaire et les EnR, il est possible que la quantité d’électricité à disposition en 2050 soit plus faible qu’espérée, parce que des difficultés auront touché l’une des deux filières, ou les deux. L’électricité bas-carbone, si elle constitue un pilier de la décarbonation, n’en restera pas moins une ressource limitée. Même en supposant une mobilisation forte et rapide pour la relance d’un système électrique bas-carbone, compte tenu du vieillissement du nucléaire actuel et des inerties industrielles sur l’installation de nouvelles capacités (nucléaire, éolien terrestre, en mer et photovoltaïque), parier sur une disponibilité en électricité de 650 TWh/an en 2050 (soit une augmentation de 15% environ par rapport à aujourd’hui) nous paraît être raisonnable et prudent.
Nécessaire efficacité, nécessaire sobriété
Contrainte en électricité bas-carbone et (fortement) contrainte en carburants liquides et gazeux décarbonés, force est de constater que notre consommation énergétique globale ne pourra pas être arbitrairement élevée. La décarbonation de notre mix énergétique ira donc de pair avec une réduction des volumes d’énergie consommés, de l’ordre d’une division par 2. Celle-ci peut s’opérer de deux façons, complémentaires : l’efficacité et la sobriété. L’efficacité est une réduction de consommation énergétique à services constants, tandis que la sobriété est une réduction du volume de biens et de services consommés.
L’efficacité doit jouer à tous les niveaux : dans les procédés industriels ; dans les transports, via la baisse de consommation unitaire des véhicules ; ou encore dans le bâtiment (logement et tertiaire), via la rénovation thermique. Cette dernière est une des pierres angulaires de la transition : la rénovation thermique du parc immobilier privé et public doit être aussi rapide et ample que possible, cibler en priorité les passoires thermiques, et se focaliser sur des rénovations globales de qualité.
Au-delà de ces évolutions, l’efficacité bénéficiera également de l’électrification. En effet, l’électricité n’est pas uniquement un vecteur bas-carbone, c’est aussi un vecteur plus efficace, car les machines électriques ont des rendements bien meilleurs que les machines thermiques. Un moteur de véhicule thermique a un rendement d’environ 30 ou 40 %, tandis qu’un moteur de véhicule électrique a un rendement supérieur à 90 %. Un véhicule électrique consomme donc beaucoup moins d’énergie pour un même service rendu. Il en va de même en matière de chauffage, les pompes à chaleur sont très efficaces.
En revanche, le développement du vecteur hydrogène et des carburants de synthèse impliquera une réduction de l’efficacité énergétique pour les usages concernés, en raison des différentes conversions en jeu et des pertes associées. L’opération d’électrolyse, permettant de produire de l’hydrogène à partir d’eau et d’électricité bas-carbone, a un rendement typique de 70 % environ : 30 % de l’énergie est donc perdue. Si on doit stocker cet hydrogène, une perte supplémentaire d’environ 20 % est à déplorer du fait de la compression. Quant à la production de méthane de synthèse à partir d’électricité décarbonée, elle ne possède qu’un rendement énergétique d’environ 50 %.
En outre, l’efficacité peut voir ses effets réduits, voire annulés, par ce qu’on appelle « l’effet rebond » : une moindre consommation unitaire due à une meilleure efficacité encourage la généralisation de l’usage en question, et la réduction de consommation totale peut alors être limitée voire nulle. En pareille situation, il est indispensable d’œuvrer simultanément à maintenir les volumes consommés sous contrôle, ce qui est du ressort de la sobriété.
La sobriété a aussi tout son rôle à jouer dans les secteurs les plus difficiles à décarboner. Dans le domaine de l’aviation, il n’est par exemple pas raisonnable de compter à court terme sur un avion à hydrogène, la baisse de consommation unitaire est lente, et les quantités de carburants durables sont limitées. Il est alors indispensable de réduire le trafic, typiquement via un report modal vers le train pour les trajets européens, ou en privilégiant des séjours moins fréquents mais plus longs.
Vision d’ensemble
Le mix énergétique que nous proposons est donc un mix presque totalement décarboné, par un recours massif à l’électricité, qui occupe une place bien plus importante qu’aujourd’hui. Cela passe par une large électrification des usages – transports, chauffage, industrie – et par la maximisation de notre production électrique, en visant à la fois une prolongation du nucléaire historique, le lancement du nouveau nucléaire, et l’accélération des rythmes de déploiement du renouvelable, éolien et photovoltaïque. Les carburants liquides et gazeux sont largement décarbonés, via le recours aux biocarburants et aux carburants de synthèse, mais ils ne sont disponibles qu’en faible quantité, il convient donc de les réserver aux usages les plus difficiles à électrifier. La chaleur renouvelable de type géothermie, solaire thermique ou encore chaleur de récupération, est également amenée à jouer un rôle important, en limitant le recours à l’électricité bas-carbone et à la biomasse. La quantité d’énergie qu’un tel mix est en mesure de fournir est toutefois limitée : les volumes d’énergie consommés doivent donc être significativement réduits par rapport à aujourd’hui, grâce à l’efficacité et à la sobriété.
Il s’agit finalement de viser la robustesse de notre plan par la diversification de notre mix énergétique. On ne garantira une trajectoire climatique responsable, malgré toutes les incertitudes et les aléas à venir, qu’en utilisant de conserve tous les moyens à notre disposition : électrification, nucléaire, renouvelable électrique et thermique ainsi qu’efficacité énergétique autant que possible, et sobriété autant que nécessaire. On ne s’extraira de la dépendance aux hydrocarbures, au plus vite, qu’en faisant tout cela à la fois. Faute de quoi nous resterons vulnérables, encore longtemps, à un choc sur nos approvisionnements fossiles, tandis que nous n’aurons pas d’assurance quant à l’atteinte réelle de nos objectifs climatiques.
4. Pourquoi la question de la dépendance aux énergies fossiles est-elle importante ?
Aperçu : Le changement climatique n’est pas le seul problème prioritaire auquel s’intéressent le Shift et les Shifters. Nous considérons que la forte dépendance de nos sociétés à des ressources énergétiques géologiquement finies constitue également une menace qu’il convient de prévenir.
Lorsqu’une ressource naturelle est consommée plus rapidement que le temps qu’il lui faut pour être produite, par exemple, le pétrole, le gaz naturel ou le charbon, on parle de « ressource finie ». En pareil cas, les mathématiques permettent de démontrer qu’il y aura fatalement un « pic » à l’extraction de ces ressources, à partir duquel leurs disponibilités viendront à décroître en tendance. Les seuls sujets de débat concernent l’horizon de temps (un pic envisageable pour raisons géologiques dans un siècle n’emporte pas les mêmes conséquences que s’il est pour l’année prochaine ou déjà passé), le niveau maximum atteint, le facteur déclencheur (pénurie ou substitution par une autre ressource), et les conséquences de la baisse de disponibilité.
Pour les combustibles fossiles, il est évident que les conséquences ne sont pas du tout les mêmes selon que le pic survient parce que nous parvenons à nous en détourner à temps, ou parce que nous en restons dépendants avec des ressources géologiques qui deviennent insuffisantes.
Parmi ces énergies à stock fini, dites “énergies fossiles” (pétrole, gaz, charbon), le pétrole a la particularité d’être le plus commode d’emploi par sa forme liquide et sa densité énergétique très élevée par unité de volume. Il est facile à transporter et à stocker (puisque liquide), et à utiliser pour produire de l’par exemple dans un moteur à combustion. En outre, le pétrole, aujourd’hui très abondant, est l’énergie fossile la plus utilisée (31% de la consommation mondiale en 2023 ; une demi-tonne par personne et par an) et la plus mondialisée (2/3 du pétrole extraits sur Terre franchissent une frontière entre leur extraction et leur consommation ; aucune autre énergie fossile ou renouvelable ne dépasse la moitié de ce pourcentage.
De toutes les énergies fossiles, le pétrole est celle pour laquelle la diminution de l’offre mondiale est très probablement la plus proche. A ce jour, la production maximale de pétrole brut a eu lieu fin 2018. Il est encore un peu tôt pour savoir si ce pic “est le bon”, mais de nombreux professionnels du secteur prévoient un déclin marqué à partir de 2030. Il est donc nécessaire d’amorcer un sevrage de nos économies à la dépendance au pétrole pour éviter les chocs « non prévus » que provoquerait un manque d’approvisionnement dans un pays non préparé. Pour le gaz, une contraction mondiale due au seul facteur géologique est probablement plus éloignée d’une décennie ou deux, mais comme il est plus difficilement transportable, il est tout aussi urgent de s’en passer, en particulier dans les zones qui en sont peu pourvues, comme l’Europe.
Certes, c’est bien le changement climatique qui contraint à réduire le plus rapidement les émissions de gaz à effet de serre, en grande majorité liées à la combustion des énergies fossiles. Mais il ne faut pas oublier que même sans problématique climatique nous aurions à gérer une contraction inéluctable de l’approvisionnement en énergies fossiles. C’est ce que nous appellons la « double contrainte carbone ». Si la question du climat est largement documentée, et si sa gravité commence à être bien comprise par une bonne partie de la population, le problème de notre dépendance aux énergies fossiles et du « pic » ou « plateau » de leur production qui nous rattraperait de toute façon reste pour l’heure comparativement sous-documenté, peu discuté et moins bien compris.
Par exemple, si certaines technologies nécessitant des moyens importants, comme la Capture et le Stockage du Carbone (CCS) appliquée à la combustion d’énergies fossiles, sont potentiellement des solutions au changement climatique, leur utilisation ne nous sortirait pas pour autant de notre dépendance aux énergies fossiles.
Ceci étant, le changement climatique reste une question plus large que celle du pic pétrolier, pour trois raisons :
- Les émissions de CO2 dues au pétrole ne représentent, en 2018, que 29% des émissions de CO2 anthropiques (sans même compter les autres gaz à effet de serre). Aussi, nous sevrer du pétrole est nécessaire mais ne suffit pas à résoudre le problème climatique : il resterait à réduire les consommations de gaz et de charbon, la déforestation, la production de ciment, à baisser les émissions de méthane et de protoxyde d’azote notamment en agriculture, etc.
- Si nous le voulons vraiment, il est possible, pour une partie des usages (industrie, chauffage, électricité, et une partie des transports), de basculer du pétrole vers le gaz ou le charbon (l’électrification pouvant se faire au charbon), ce qui nous sortirait de la dépendance au pétrole mais n’améliorerait pas (voire aggraverait) le réchauffement climatique.
- La déplétion pétrolière va avoir des conséquences importantes pour les sociétés, mais elle ne menace pas « la vie » au sens large – contrairement au changement climatique, qui est une transformation qui impacte l’ensemble des sociétés et du vivant, et engendrera une déstabilisation permanente et irréversible à l’échelle de plusieurs siècles.
En revanche, un défaut non anticipé d’approvisionnement en pétrole et/ou en gaz complique paradoxalement l’action contre le changement climatique, puisque cela réduit nos moyens physiques à un moment où l’on ne s’y attend pas, alors que tous les plans actuels présupposent des moyens en croissance pour décarboner (scénario AIE, SNBC, European Green Deal, etc.). L’épisode de défaut de gaz russe en 2022, ayant engendré des problèmes économiques qui nous ont ensuite détournés partiellement de l’action climatique, est une illustration parmi d’autres possibles de ce phénomène. En outre, certaines régions sont particulièrement exposées face à une contrainte sur les extractions de pétrole, et les travaux du Shift suggèrent que c’est le cas de l’Union européenne :
- d’une part à cause de sa forte dépendance envers des pays exportateurs de brut d’ores et déjà en déclin (notamment l’ensemble du continent africain) ou pas loin (notamment la Russie),
- d’autre part du fait des répercussions d’une déstabilisation entraînée dans ces pays exportateurs – qui sont souvent limitrophes de l’Europe – par un déclin des revenus pétroliers.
Nos méthodes et nos approches des questions
5. Avec quelle méthode les travaux du Shift Project et des Shifters sont-ils réalisés ? Comment leur qualité est-elle garantie ?
Aperçu : Les analyses du Shift et des Shifters se fondent d’une part sur une qualification et une quantification rigoureuse des objets d’étude, et d’autre part sur une mobilisation de compétences multidisciplinaires, notamment par des entretiens et la consultation des parties prenantes et des experts du sujet, et enfin en permettant la critique et contribution de chacun au niveau des rapports intermédiaires.
Les analyses du Shift et des Shifters portent autant que possible une attention particulière à la quantification rigoureuse des phénomènes, qu’ils concernent les systèmes techniques ou les modes de vie.
Ils travaillent en s’efforçant de respecter les principes suivants :
- Les hypothèses et données d’entrée sont, autant que possible, documentées (leur contexte est posé), justifiées (leur choix est expliqué), sourcées (leur provenance est indiquée) et traçables (la source de tout chiffre ou raisonnement est accessible) pour pouvoir être discutées par tout lecteur novice ou averti ;
- Les unités et périmètres des valeurs (sectoriels, géographiques, temporels…) sont clairement identifiés ;
- La précision des résultats est cohérente avec l’incertitude des calculs qui ont mené à ces résultats afin de ne pas donner une illusion de précision qui n’aurait pas lieu d’être ;
- Les calculs et résultats sont vérifiables par le lecteur, et rendus plus compréhensibles en les comparant à des valeurs de référence. Idéalement, leur incertitude est qualifiée, voire quantifiée ;
- Transparence maximale par défaut. Les documents les plus importants sont publiés en accès libre sur le site du Shift Project ou celui des Shifters. Les objectifs, méthodes, acteurs impliqués, données, calculs, hypothèses, idéologies sous-jacentes, etc. sont explicités, y compris pour les travaux dont la dimension quantitative est minime.
- Publication intermédiaire : la publication finale est précédée d’une publication intermédiaire, pour laisser place aux critiques et réfutations ainsi que consulter largement et engager l’ensemble des acteurs concernés
- Le cadrage, stratégique et méthodologique, est une question centrale, sur laquelle il faut passer du temps.
La rigueur de l’analyse conduit le Shift et les Shifters à préciser explicitement les relectures dont a bénéficié un document rendu public. Côté Shifters, cela passe par un processus éditorial qui détermine le type de relecture (au sein du groupe local seulement, par le Comité de relecture technique, par le Conseil d’administration des Shifters, par le Shift Project etc.).
Pour autant, le Shift et les Shifters se gardent d’adopter une approche exclusivement mécaniste, déterministe, ou sectorielle des problèmes étudiés. Notre attention particulière à la complexité nécessite l’explicitation, au moins qualitative, des liens entre sujets ou secteurs différents les plus déterminants pour leur évolution (ex : effets rebonds, impacts majeurs sur d’autres secteurs, conflit d’usage sur une ressource rare). Cette attention mène donc en permanence à élargir l’horizon au-delà du sujet examiné (en tenant compte des aspects systémiques, cf. question 7).
Au-delà de l’effort de quantification, la rigueur de l’analyse impose également la mobilisation des acteurs du secteur étudié. Pour leurs travaux d’ampleur (rapport du Shift, étude des Shifters etc.), ils discutent activement avec les parties prenantes (entretiens, ateliers, participation au groupe de travail etc.) avant même la publication intermédiaire.
6. Quelle vision des politiques publiques le Shift Project et les Shifters promeuvent-ils ? Pourquoi insister tant sur la planification de la transition ? Cela implique-t-il d’être contre l’économie de marché ?
Aperçu : En matière de préservation du climat et de sortie des énergies fossiles, il faut coordonner l’action des acteurs sur le long terme. Pour faire simple, nous appelons cela planifier, et cela a été historiquement parfaitement compatible avec une dimension “marché” dans l’économie.
La décarbonation de nos activités réclame la conception d’une stratégie adaptée, dont la mise en œuvre aura des incidences profondes sur de très nombreux aspects de nos sociétés. L’abondance énergétique fossile a été à la racine d’énormément d’évolutions qui ont façonné le monde moderne. Aussi, des mesures sectorielles limitées au domaine de l’énergie ne sont absolument pas suffisantes. Le Shift et les Shifters considèrent que parvenir à se passer des énergies fossiles implique de mettre en mouvement l’ensemble des acteurs d’une société, et ce à tous les échelons territoriaux, dans tous les secteurs. L’ampleur des efforts et dépenses à engager dans tous les secteurs et avec un temps et des ressources limitées à notre disposition impose une efficacité dans les choix et arbitrages. Cela favorise par exemple un partage ordonné des ressources plutôt qu’une concurrence sauvage sur celles-ci. Une forme de planification d’ensemble doit structurer, dans la durée, l’action de tous. Comme pour construire une maison dans sa vie personnelle, il faut une vision d’ensemble : on appelle cela un plan.
Cette planification n’exclut en rien un rôle pour les mécanismes de marché. Mais dans la question du changement climatique, certaines questions concernent l’échelle du siècle : beaucoup d’éléments déterminants (réseaux de transports et d’énergie, urbanisme, implantation agricole et forestière etc.) sont pilotés à des pas de temps hors de portée des anticipations par le marché, donc une part de puissance publique doit encadrer et coordonner donc planifier voire gérer certaines activités essentielles considérées comme régaliennes. En complément, les acteurs de marché sont souvent incontournables pour décliner efficacement un cadre global dans un grand nombre de secteurs où une action diffuse est nécessaire.
La première étape d’un ensemble cohérent de politiques publiques destinées à atteindre l’objectif de décarbonation est donc de développer des plans, qui devront concerner tous les secteurs : du bâtiment et de l’énergie à la culture en passant par la grande distribution). Ces plans devront être robustes aux crises et évolutions, donc agiles, adaptables et pilotés de manière réactive.
7. Comment explorer les possibilités de transition énergétique ? Quel rôle pour la méthode prospective et les scénarios ?
Aperçu : l’analyse prospective par scénario permet d’ouvrir le champ de la réflexion. Elle est un outil à développer et utiliser largement.
Les scénarios de transition énergétique permettent de mettre en scène différentes transitions énergétiques sur un périmètre donné (sectoriel, géographique, temporel), en assurant certains éléments de cohérence dans les transitions proposées.
Ils permettent ainsi de mettre en exergue certains enjeux clés de la transition : inerties des systèmes (et donc temporalité des décisions à prendre), besoins en compétences et en emplois, arbitrages clés à réaliser vis à vis des contraintes physiques (décarbonation, déplétion des ressources, limitations de flux de matières ou d’énergie…), mais aussi modalités possibles d’organisation, moyens à mettre en œuvre, etc.
Ces éléments permettent de discuter les choix politiques et économiques concernant la transition. La création de plusieurs scénarios différents met en avant les possibilités de décisions menant à ces différents futurs, et donc les aspects du monde sur lesquels la société peut espérer influencer. Elle met également en avant les incertitudes quant à l’évolution du monde extérieur au sein du périmètre choisi (niveau de changement climatique, évolution des technologies, crises éventuelles, etc.), incertitudes d’autant plus fortes que l’horizon temporel est lointain. L’analyse par scénario semble ainsi appropriée pour évaluer les impacts et contreparties potentielles du changement climatique ou d’une transition « bas carbone », notamment sur le plan stratégique.
Le Shift et les Shifters promeuvent un éclairage rigoureux, systémique et documenté des choix sur la transition énergétique, via le recours à des analyses par scénarios. Celles-ci constituent un outil de communication clé pour éclairer le débat public sur la transition énergétique, en permettant d’engager plus facilement la discussion avec les parties prenantes (qui auront un rôle dans la transition) et les parties intéressées (qui, en démocratie, peuvent avoir leur mot à dire sur différentes options de transition), sur des sujets complexes et incertains. Les scénarios utilisés dans ces analyses doivent être cohérents du point de vue physique (pour que le futur proposé soit réalisable), systémiques (pour assurer la cohérence d’ensemble entre les différentes composantes de la transition), transparents (pour permettre la discussion sur les résultats à partir des données utilisées, des paramètres les plus structurants, des hypothèses prises), variés (pour donner à voir les futurs et les chocs possibles).
Dans ce contexte, le Shift a proposé un référentiel méthodologique pour les exercices de prospective puis une plateforme web permettant de mieux comprendre les scénarios.
8. Sur quelle zone géographique et à quel horizon temporel portent les travaux du Shift Project et des Shifters ?
Aperçu : Nos travaux sont avant tout focalisés sur le territoire français. Ils portent parfois par extension sur l’échelle européenne. L’implantation de Shifters au niveau local permet d’agir à ce niveau, et celle à l’international leur permet éventuellement de travailler sur d’autres régions. L’horizon temporel est double : aujourd’hui et à court terme pour passer à l’action ; quelques décennies pour la planification.
Pragmatique, le Shift a choisi de concentrer ses moyens limités sur le territoire français. Il intègre également l’Europe dans sa réflexion, via les Shifters présents à l’étranger et dans certains travaux de recherche dédiés. Le Shift se concentre donc son action là où son réseau est le plus dense, et où il maîtrise le mieux les codes culturels, pour être le plus efficace. Néanmoins, les travaux du Shift et des Shifters peuvent se révéler utiles à d’autres zones géographique, une fois re-contextualisés. En cas de succès, l’exemple français pourrait être reproduit ailleurs.
Les Shifters, au travers des Groupes Locaux en France et à l’étranger, portent nos travaux dans leurs territoires. Ils observent les politiques de décarbonation de leur territoire ou pays de résidence, ainsi que la manière dont l’action de la France et de l’UE y est considérée. Leur grand nombre leur donne une capacité d’étude et d’influence plus granulaire que celle du Shift, donc un meilleur ancrage territorial des travaux.
Concernant l’horizon temporel de nos travaux il est double : à court terme pour l’action, à quelques décennies (le plus souvent 2050) pour la planification. Car il faut agir dès aujourd’hui pour parer à un réchauffement supérieur à +2°C d’ici à 2100.
Rompre avec la procrastination permet d’éviter plusieurs écueils dangereux, notamment :
- perdre en impact à long terme en jugeant trop le succès de nos actions trop exclusivement au travers de leurs retombées de court terme (reprises médiatiques, rendez-vous politiques etc.)
- se reposer sur d’hypothétiques technologies à venir, négligeant ainsi le budget carbone restant qui risquera fortement d’être écoulé d’ici là, réduisant à zéro notre marge de manœuvre
- retarder la sortie des énergies fossiles, dont le sevrage rapide est un préalable pour éviter des tensions majeures à venir en termes d’approvisionnement.
Par ailleurs, les transformations décrites dans les travaux du Shift Project et des Shifters doivent être amorcées dans les plus brefs délais en raison de l’inertie incompressible à leur mise en place. En effet, l’échelle de temps de la transformation de notre économie (renouvellement du parc de voitures, transformation du mix énergétique, restructuration d’un tissu industriel, changement de l’urbanisme, etc.) nous amène d’ores et déjà à la moitié du siècle. Ainsi, la baisse des émissions de GES doit commencer dès maintenant et continuer à un rythme soutenu pendant plusieurs décennies, pour avoir un impact significatif sur l’augmentation de la température moyenne.
Comment abordons-nous les questions autour de la transition énergétique ?
9. Le Shift Project et les Shifters abordent-ils la démographie ?
Aperçu : Nous ne cherchons pas à avoir de position sur des orientations ou préconisations en matière démographique, ces considérations ne peuvent avoir qu’un effet très limité sur la trajectoire climatique. La démographie est d’abord un paramètre pour nos scénarios.
Le sujet démographique n’est donc pas abordé en tant que tel par le Shift Project ou les Shifters, et ne fait pas l’objet de préconisations particulières. C’est un sujet complexe, présentant des dimensions éthiques. On peut cependant retenir certains faits.
Dans le débat public, la démographie est souvent abordée sous un angle quantitatif (le nombre d’individus, résultat d’un taux de natalité et d’un taux de mortalité dans le temps). Pourtant, elle a également une dimension qualitative, qui a trait aux caractéristiques des individus : où résident-ils et depuis quand, et où étaient-ils avant (on parle alors de territoires, de mobilité, d’émigration ou d’immigration) ? Quel âge ont-ils (on parle alors de pyramide des âges) ? Quelles sont leurs caractéristiques socio-professionnelles (on parle alors de compétences, d’emploi et de marché du travail) ?
L’équation Émissions mondiales = Émissions par individu × Nombre d’individus pourrait mener à la conclusion que diminuer le nombre d’individus permettrait de se dispenser de diminuer les émissions par individu. C’est quantitativement irréaliste : diminuer les émissions de 80% à horizon 2050 ne peut pas se faire en jouant avant tout sur la population.
Pour le GIEC, la démographie est un simple élément différenciant des familles de scénarios (les parcours socio-économiques communs, ou shared socioeconomic pathways) qui déterminent les difficultés et les coûts des politiques d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. Le GIEC s’appuie pour cela sur les perspectives démographiques établies par l’ONU.
Ensuite, sauf catastrophe que nous ne souhaitons pas (chute de comète, pandémie…), la démographie présente une forte inertie. Aussi, les politiques démographiques les plus actives peuvent tout au plus stabiliser et amener à une baisse lente de la population, comme c’est le cas des pays ayant terminé leur transition démographique. Ainsi, a priori la population mondiale serait d’environ sept milliards d’individus en 2100, soit un niveau très proche de la population actuelle.
Or, même si la population était stabilisée à son niveau actuel, la consommation d’énergies fossiles serait suffisante pour dérégler le climat au-delà des 1,5°C définis par l’Accord de Paris. De ce point de vue, la sortie des énergies fossiles est nécessaire quelle que soit l’inflexion des tendances démographiques.
Par ailleurs, le Shift et les Shifters travaillent en priorité sur la France et l’Europe. Or ces pays, à revenus élevés, ont, en général, terminé leur transition démographique, c’est-à-dire qu’ils ont désormais une natalité faible et une population totale stable ou en baisse lente. Au niveau mondial, les pays ayant un nombre d’enfants par femme inférieur à 2,1 représentent 74% des émissions mondiales : une baisse de la natalité quelle qu’en soit la cause aurait une influence relativement limitée sur les objectifs climatiques d’ici 2050.
Nos travaux portent donc sur les leviers de la baisse des émissions, avec en première ligne la sortie des énergies fossiles, et non la démographie. Dans nos travaux, nos deux organisations considèrent la démographie comme une donnée d’entrée, et prennent en compte les prévisions d’évolution de la population, de sa répartition géographique et de la pyramide des âges en France (par exemple en matière de mobilité ou de logement).
10. Que penser de l’indicateur « Produit Intérieur Brut » (PIB) ?
Aperçu : Parce qu’il représente le seul flux monétaire de production sortant, donc pas directement les flux physiques, l’importance du PIB comme indicateur pour les enjeux climat-énergie doit être relativisée. Il devrait être remplacé par d’autres indicateurs à chaque fois que nécessaire, notamment pour prendre en compte les enjeux de stocks et d’empreinte carbone. Les travaux du Shift et les Shifters ne comportent pas de préconisations sur l’évolution souhaitable du PIB, ni à la hausse ni à la baisse.
Selon l’Insee, le Produit Intérieur Brut (PIB) est un « agrégat représentant le résultat final de l’activité de production des unités productrices résidentes », soit le flux de production sortant ou la somme des revenus, compté au niveau national.
Le PIB mesure donc des flux monétaires. Sa hausse s’est historiquement accompagnée d’une hausse absolue des consommations de matière et d’énergie, et d’une hausse des émissions de toute nature dans l’environnement, même si son intensité en énergie, en matière et en CO2 émis s’est réduite. Si sa dépendance aux flux physiques se poursuit (c.a.d sans découplage absolu), le PIB risque de se contracter du fait de l’épuisement des stocks de ressources ou de l’effet du changement climatique. La possibilité d’accroître le PIB mondial en diminuant ces flux dans une économie organisée différemment est un débat qui reste ouvert.
Parce qu’on lui attribue un rôle de mesure de la « richesse », et entre autres parce qu’il était relativement simple à mesurer vite, ce qui a explicitement permis sa diffusion dans les années 1930, la variation du PIB est devenu l’indicateur premier du pilotage des économies. Il sert par exemple de référence pour de nombreux indicateurs cadrant l’action, comme le niveau de dépense publique, ou l’endettement. C’est en fonction de sa possible variation que l’on décide bien souvent de choisir telle ou telle politique économique. C’est pourquoi sa contraction structurelle rendrait caduques un certain nombre de dispositifs de pilotage économique actuels.
La croissance du PIB, sur laquelle reposent toutes les politiques mises en œuvre jusqu’ici, pourrait être insuffisante en Europe – que ce soit en raison d’un tarissement subi ou organisé des sources d’énergies abondantes et pas chères qui ont alimenté cette croissance, ou en raison de la diminution des services écosystémiques rendus et des effets destructifs du changement climatique. Il est prudent – et il est possible ! – de concevoir, de débattre et de mettre en œuvre une transformation de notre organisation sans miser sur le pari incertain de la croissance. Dans leurs travaux, le Shift et les Shifters ne préconisent pas d’évolution souhaitable de cet indicateur (ni à la hausse, ni à la baisse) puisqu’il se concentre sur l’évolution des flux et stock physiques uniquement.
Dès lors qu’il est question de notre avenir, l’importance du PIB comme indicateur économique doit donc être relativisée, et il conviendrait de lui substituer, ou de le compléter par d’autres indicateurs lorsque nécessaire, notamment pour prendre en compte les problématiques de flux et de stocks physiques et d’empreinte carbone.
Il est également important d’éclairer le débat sur la relation entre l’activité économique et certaines limites physiques, en identifiant mieux, dans les liens qui les relient, les causes et les conséquences, pourquoi pas avec l’indicateur PIB mais surtout en décrivant les activités d’un point de vue physiques comme dans la plupart des études du Shift et des Shifters.
11. On voit régulièrement débouler dans les journaux de nouveaux « trucs » technologiques. Qu’en pensent le Shift Project et les Shifters ?
Aperçu : Pour le Shift et les Shifters, tout objet doit être considéré au regard du système dans lequel il est inséré, ainsi les avantages et défauts d’une solution isolée doivent-ils être appréciés sur l’ensemble de son cycle de vie et de ses effets directs et indirects.
Les travaux du Shift et des Shifters s’intéressent aux systèmes, et à leur évolution générale plus qu’aux objets pris isolément. A ce titre, une technologie, ou un produit, ne peut être considérée que dans la perspective de son déploiement, de son cycle de vie et plus largement vis à vis du système technique et des usages dans lequel elle s’insère (chaîne logistique d’accès à la technologie, déchets générés, équilibre économique, milieu socioculturel dans lequel elle existe, effet rebond, besoins auxquels répond la technologie, état actuel du système technique auquel la technologie va participer…). Les flux entrants et sortants du système étudié sont eux-mêmes étudiés (et singulièrement l’énergie et les GES). Le choix du périmètre du système est un paramètre essentiel pour la qualité de l’étude. Ainsi, il devra être ni trop restreint pour limiter les travaux sur les flux entrants et sortants, ni trop large pour éviter les systèmes trop complexes (cf. question 13 sur les points de rupture). En outre, pour une nouvelle technique, il faut bien évidemment ne pas borner le système étudié de manière trop restrictive, en oubliant la partie amont et sa partie aval, ainsi que tous les effets domino susceptibles d’être induits par son déploiement. Vient-elle en addition ou en substitution à ce qui existe ? La réponse est-elle susceptible de changer à l’avenir et pour quelles raisons ? Est-ce qu’elle engendre un effet d’induction ou un effet rebond ? Enfin, souvent, une bonne manière de prendre position est aussi de raisonner « à l’envers », et de se demander si le déploiement en question est possible ou pas, facile ou pas, dans un monde où les émissions baissent drastiquement et où les ressources sont contraintes ?
Sur le plan économique, il faudra faire attention aux effets de bouclage : un coût qui s’avère faible dans un monde bénéficiant de combustibles fossiles de manière abondante pourrait être très différent dans un monde qui serait dépourvu de ces combustibles. Il ne faudra jamais prendre pour acquis que les coûts d’aujourd’hui sont prédictifs des coûts de demain par simple prolongation.
Ce qui précède est particulièrement important pour savoir si une nouveauté est massifiable dans un monde qui diminue rapidement son recours aux combustibles fossiles et presque aussi rapidement son approvisionnement énergétique. L’ACV (l’analyse du cycle de vie) sera nécessairement différente dans un monde « sans fossiles », et le plus souvent, par objet fabriqué, l’empreinte sera supérieure dans un monde sobre (mais on pourra fabriquer moins d’objets, et l’empreinte de l’ensemble des objets fabriqués baissera). Or, la massification (demandant souvent beaucoup d’énergie pour advenir, donc) est nécessaire pour que la technologie puisse être considérée comme une « solution pour tous ».
Cette démarche (consistant à penser système et à envisager les interactions entre les systèmes et leurs évolutions) est au cœur de notre approche, et assure ainsi la prise en compte du caractère systémique des questions liées à l’énergie et au climat. Cette démarche interdit notamment de raisonner « toutes choses égales par ailleurs » : par exemple, il ne faut pas perdre de vue que certaines technologies peuvent être moins disponibles en masse dans un monde sobre. Une conséquence de ce niveau d’exigence est que le Shift ou les Shifters ne sont souvent pas en mesure de se prononcer rapidement sur chaque sujet qui fait la une des médias.
Ce qui ne rentre pas dans notre approche
12. The Shift Project et les Shifters travaillent-ils sur la notion d’« effondrement » ?
Aperçu : L’effondrement désigne une trajectoire qui n’est ni certaine ni, surtout, souhaitable. Le Shift et les Shifters concentrent donc leurs travaux sur la transformation de nos sociétés pour les décarboner de façon gérée, ce qui permettrait notamment d’éviter un effondrement.
L’effondrement peut être défini comme un scénario dans lequel les besoins de base (se nourrir, se déplacer, se loger…) ne sont plus accessibles à la majorité de la population. Le Shift et les Shifters considèrent que si un effondrement brutal ou graduel de nos sociétés ne peut pas être exclu, il n’est évidemment pas souhaitable, eu égard aux dégâts humains qui en résulteraient.
C’est un « scénario noir » qui doit être évité, mais l’identifier et le documenter peut permettre précisément de mieux l’éviter. Il faut donc se demander en pratique en quoi consisterait une trajectoire d’effondrement : quel serait son point de départ et d’arrivée ? Quelle serait sa durée ? A quel rythme ? Où et quelle étendue ? Par quoi serait-elle déclenchée ? Etc.
Confondre dégâts (inéluctables) et effondrement (présenté comme inéluctable) produit un imaginaire sans horizon d’espoir, et peut décourager le débat et les actions qui contribueraient précisément à éviter l’effondrement redouté. Pour autant, cette notion peut être un levier utile à la prise de conscience, et nourrir utilement des réflexions sur les contraintes environnementales à redouter, et sur nos points de vulnérabilité face à ces contraintes.
Plutôt que de travailler sur la notion d’effondrement, le Shift et les Shifters préfèrent celle de « résilience », et ont choisi de se concentrer sur une meilleure compréhension des systèmes dans lesquels nous vivons et de leurs vulnérabilités. Cela permet au Shift et aux Shifters d’imaginer et de permettre des stratégies robustes visant des transformations à même de préserver la société des pires effets des contraintes environnementales, tout en réduisant ces dernières. C’est pourquoi la notion de résilience de notre société face aux différentes crises possibles (dont le changement climatique et la déplétion des ressources de toute nature font partie) est un sujet d’étude qui se développe progressivement au Shift et chez les Shifters.
13. Pouvons-nous compter sur des changements radicaux (rupture technologique, révolution politique etc.) pour faire face aux enjeux climat-énergie ?
Aperçu : Les enjeux des problèmes traités par le Shift et les Shifters sont trop importants pour que l’on s’accommode du pari d’une solution miracle qui résoudrait tout de façon aujourd’hui imprévisible.
Les analyses des Shifters et du Shift ne font a priori pas de pari sur la diffusion rapide de technologies de rupture qui sont aujourd’hui émergentes ou existantes seulement sur le papier. Cette règle de prudence est motivée par plusieurs observations. Il faut du temps pour passer d’une technologie émergente à un usage largement répandu de cette même technologie. Or le temps est précisément ce que nous n’avons pas. Si la technologie n’est même pas émergente aujourd’hui, mais juste espérée, le Shift et les Shifters ne postulent pas qu’elle sera prête à large échelle à temps pour constituer un élément de réponse significatif dans les prochaines décennies. Il faut également des ressources, disponibles pour certaines en quantité limitées, pour assurer la diffusion de technologies. Le danger est trop grand d’espérer sans que cela puisse un jour se concrétiser, et sans agir par d’autres moyens entre-temps : il faut agir de manière planifiée et coordonnée dès maintenant, avec les moyens qui sont les nôtres actuellement.
Compter avant tout sur la diffusion rapide d’une future technologie de rupture est donc un pari très risqué, alors que nous n’aurons pas de deuxième essai. Pour cette raison nos travaux s’appuient avant tout sur les technologies existantes ou en cours de déploiement. En outre, quand bien même un ensemble de technologies serait disponible pour se passer d’énergies fossiles, il resterait encore à s’assurer que, en pratique, nous n’allons pas nous retrouver avec ces technologies « propres » en plus des « sales » déjà en place, ce qui a été bien souvent le cas jusqu’ici. Le Shift et les Shifters sont néanmoins convaincus qu’il faut soutenir fortement la recherche fondamentale et appliquée, condition nécessaire à des avancées futures, mais refusent de parier sur des ruptures pour planifier la transformation de l’économie : au mieux, ces ruptures seront de « bonnes surprises ».
Pour la même raison, nos analyses ne conditionnent pas non plus la réussite de leurs propositions à l’assurance d’une croissance économique future (cf question 10). Enfin, même si les analyses des Shifters et du Shift recommandent des changements qui peuvent être profonds dans l’organisation de la société, ces analyses ne postulent pas un changement politique radical ou une révolution quelle que soit sa direction, et inscrivent leurs actions dans le cadre, y compris légal, des institutions politiques en place.
14. Quelle place pour les autres causes économiques, sociales ou politiques que le changement climatique et la dépendance aux énergies fossiles dans les travaux du Shift Project et des Shifters ?
Aperçu : le Shift et les Shifters focalisent leurs travaux sur le changement climatique et la dépendance aux énergies fossiles. Si cela les amène à aborder ou éclairer d’autres enjeux, ceux-ci ne deviennent pas pour autant des causes défendues en tant que telles.
Diplomatie, lutte pour ou contre les inégalités sociales, les discriminations, l’instauration d’un autre régime politique ou d’une autre politique monétaire… Nombreux sont les sujets ou débats qui ne sont pas abordés et a fortiori traités en tant que tels par le Shift Project et les Shifters, alors même que nombreuses sont ces “causes” qui ont, d’une manière ou d’une autre, un lien avec le climat et les énergies fossiles. En effet, nos deux sujets de préoccupation, le changement climatique et la dépendance aux énergies fossiles, concernent l’évolution de la société, à tel point que les traiter peut donner l’impression d’aborder tous les autres. Et puis, dès lors que nous souhaitons préserver nos sociétés en les sevrant des énergies fossiles et en les protégeant du changement climatique, pourquoi ne pas chercher à les améliorer d’autres façons ? Ce ne sont pas les sujets qui manqueraient !
Pour autant, le Shift Project et les Shifters s’en tiennent au changement climatique et à la dépendance aux énergies fossiles. Si leurs travaux peuvent les amener à aborder une autre problématique, ils l’analysent prioritairement sous l’angle de la double contrainte carbone (cf question 1). Le Shift et les Shifters ont décidé de ne pas poursuivre d’autre objectif que ces deux-là, de ne travailler sur ni de s’associer à des “causes” qui ne sont pas les leurs. Et cela pour trois raisons.
Compte tenu du caractère central du climat et des énergies fossiles dans l’histoire et surtout l’avenir de nos sociétés, ces deux sujets ont une importance telle que résoudre ces problèmes permet de dégager l’horizon pour l’instruction de très nombreuses autres “causes”.
Nos deux organisations font ainsi le choix de concentrer leurs ressources limitées et leurs compétences sur ce socle “restreint” qui est depuis leur création le cœur de leur raison d’être, et proposer un niveau d’expertise élevé à leurs interlocuteurs et partenaires. Nos outils méthodologiques ne sont pas efficaces au-delà.
La troisième raison est de pouvoir s’adresser à une audience large et diverse. Il “suffit” de partager les constats du Shift Project et des Shifters sur le climat et les énergies fossiles pour adhérer à la démarche. Parmi ses soutiens, il n’y a pas de recherche de consensus minimal autre que sur ces enjeux. Ainsi, des personnes par ailleurs en désaccord, parfois profond, sur d’autres enjeux, peuvent se retrouver au Shift et chez les Shifters.
Cette position a une conséquence méthodologique. Les travaux du Shift et des Shifters amènent en effet à constater que la double contrainte carbone affecte une grande diversité de sujets, lesquels pourraient conduire à des arbitrages. Dès lors, le Shift et les Shifters n’ont pas vocation à déterminer quel débat doit être ouvert ou à quoi il doit aboutir, mais estiment que ces arbitrages doivent être éclairés en explicitant les conséquences des choix possibles selon le critère de la décarbonation, pour être faits en conscience. Cela participe de notre approche systémique qui nous conduit à avoir une vision large des conséquences afin de prendre nos décisions et planifier la décarbonation.
Cette position emporte des implications pour les personnes travaillant dans le cadre de nos deux associations (bénévoles, salariés…). En effet, les causes défendues par le Shift et les Shifters sont restreintes, et hiérarchisées (depuis la double contrainte carbone). Travailler pour ces organisations implique de séparer ses convictions personnelles de celles défendues par le Shift et les Shifters. C’est un exercice exigeant, même si chacune et chacun peut défendre les causes qui ne sont pas traitées par le Shift et les Shifters à travers d’autres organisations.
15. The Shift Project et les Shifters participent-ils à des manifestations ou des actions de désobéissance civile ? Pouvons-nous y participer en tant que Shifters affichés ?
Aperçu : Ni l’association The Shift Project, ni l’association The Shifters n’organisent ou ne participent à des manifestations dans l’espace public ou à des actions de désobéissance civile : ces moyens d’action politique ne font pas partie des moyens qu’utilisent le Shift et les Shifters.
On parle ici des manifestations au sens de marches, sit-in etc. dans l’espace public ou à des actions de désobéissance civile qui seraient menées au nom des Shifters ou en tant que membre des Shifters.
Cela découle en premier lieu de la mission que se donnent le Shift Project et les Shifters : expliquer la problématique énergie-climat en tenant compte de sa complexité. Cela implique de la nuance et des explications, parfois longues, dans les positions que prennent laborieusement le Shift et les Shifters et les actions qu’ils mènent. Une manifestation ne nous apparaît pas comme un lieu propice à ce mode d’expression. En effet, ce sont souvent le slogan et le signal immédiat qui prévalent, et le risque existe que des causes autres que les nôtres se mêlent aux messages.
De plus, une des forces du Shift et des Shifters est d’être perçus comme le plus strictement neutres possible vis-à-vis des partis politiques ou de causes qui ne sont pas directement les leurs. Être reconnus comme une source crédible sur le climat, débarrassée de toute arrière-pensée partisane, pour tous les interlocuteurs, quelles que soient leurs convictions politiques par ailleurs (cf question 16) est un élément central de notre stratégie. Une approche de type manifestation risque de nous réduire à être « pour » ou « contre » tel camp, de nous associer à des causes que nous ne partageons pas nécessairement et de limiter notre crédibilité auprès de ceux qui ne les partagent pas non plus.
Bien évidemment cette posture ne constitue pas un jugement sur l’utilité des manifestations, slogans et signaux immédiats envoyés ainsi aux dirigeants économiques et politiques et à la population. Mais nos deux organisations laissent ces modes d’engagement et d’expression à d’autres structures et aux citoyens qui pourront plus aisément embrasser un positionnement partisan ou vis-à-vis de causes qui ne sont pas les nôtres. Ayant une vocation de rassemblement au-delà des plus engagés, participer à ces actions pourrait faire perdre auprès de ceux auxquels ces actions déplaisent ce qui serait gagné auprès de ceux auxquels ces actions plaisent.
Évidemment, indépendamment de leur statut de membres des Shifters ou de salariés du Shift Project, les personnes sont libres de participer à titre individuel à des manifestations : c’est même de principe une liberté fondamentale reconnue dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Concernant la désobéissance civile, si la légitimité historique et l’efficacité de telles actions ne seront établies qu’a posteriori, certaines actions peuvent en revanche être illégales.
Dès lors, si des Shifters, des contributeurs du Shift ou des citoyens appréciant les travaux du Shift ou des Shifters souhaitent se retrouver et participer à des mouvements, nous leur demandons de le faire sans porter le sigle du Shift Project ou des Shifters, et sans jamais qu’ils se réclament de nos organisations : ni le Shift, ni The Shifters ne reconnaîtront de telles actions.
Se retrouver ensemble pour un tel événement est donc possible pour ceux qui soutiennent nos organisations, sous réserve de le faire sous des mots d’ordres ou des bannières qui ne mentionnent ni le Shift ni les Shifters, et ne les impliquent pas directement.
Des slogans reprenant leurs convictions elles-mêmes très proches des conclusions du Shift et des Shifters sont quant à elles possibles (« Il nous faut un plan », par exemple) : The Shift Project et The Shifters ne sont pas propriétaires des conclusions de leurs travaux, et encore moins des idées qu’ils suscitent dans la société. Nous ne sommes par ailleurs pas engagés par l’identité et les modalités d’action de ceux qui reprennent nos conclusions.
16. Quelle est la position du Shift Project et des Shifters vis-à-vis des organisations partisanes ? Les Shifters ne devraient-ils pas fonder ou soutenir un parti politique ?
Aperçu : Intervenir dans le débat public sur les problèmes à traiter et ce qu’il convient de faire est, d’une certaine manière, déjà faire de la politique. The Shift Project et les Shifters traitent donc de sujets politiques, qui ne sauraient être réservés aux élus et partis politiques. Évidemment, ni le Shift Project ni les Shifters ne sont des partis politiques, et n’ont vocation ni à présenter ni à soutenir des candidats aux élections.
Il est vrai que l’ampleur des thèmes documentés dans les travaux du Shift Project et des Shifters est telle qu’elle conduit à questionner des pans entiers des modes de vie et des secteurs productifs de notre société. Les partis politiques sont évidemment aussi des lieux de réflexion sur ces sujets, mais sont également des lieux d’accès aux mandats électifs pour effectuer la mise en œuvre des solutions préconisées. Certains pourraient imaginer que les Shifters finissent par se muer en parti politique pour garantir la prise en compte des propositions du Shift Project dans l’action publique.
Un des éléments qui rend ce point de vue sans objet est que le Shift Project et les Shifters ne chercheront pas, sauf exception, à faire des propositions dans un certain nombre de domaines où un parti politique est classiquement attendu (le rapport à la laïcité, la nation, les sujets de mœurs ou de citoyenneté, etc.). Au sein du Shift Project et des Shifters coexistent du reste des personnes qui ont des sensibilités très différentes sur les exemples évoqués, ce qui empêche en pratique qu’ils deviennent tous membres d’un même parti qui prendrait position sur tout.
Mais surtout, aujourd’hui les enjeux climatiques en France ne sont majoritairement plus remis en cause dans l’expression politique, voire ont largement infusé dans les partis, à des degrés divers concernant la gravité des enjeux. De ce fait, le Shift Project et les Shifters peuvent être des interlocuteurs influents pour une large partie de l’échiquier politique et de la société. Construire une organisation partisane conduirait à devenir de fait des concurrents de ces interlocuteurs, et à perdre cette position de pivot, au risque de marginaliser les enjeux énergie-climat sur l’échiquier politique. Les membres des Shifters, quant à eux, en tant qu’individus, sont des citoyens comme les autres et sont évidemment à ce titre encouragés à aller échanger avec les partis politiques de leur choix voire à s’engager dans la vie publique. Dans ce cas, ils ont toutefois le devoir de s’assurer que leurs interlocuteurs comprennent bien qu’ils ne sont pas des porte-paroles ni des Shifters et encore moins du Shift, mais qu’ils agissent à titre exclusivement personnel : en tant que simples citoyens.