La France et l’Europe le redécouvrent à leur dépens : toute puissance exige des sources adéquates d’énergie. Nulle puissance n’est aussi grande et malléable que celle que confèrent les énergies fossiles. A condition d’en maîtriser l’accès.
L’emprise des grandes puissances productrices d’énergies fossiles sur l’Europe vient du fait que celle-ci importe presque tout le pétrole et le gaz naturel qu’elle consomme. En réduisant ses achats d’hydrocarbures à la Russie, l’Europe a accru sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Mais le lien de dépendance à l’égard de la Russie n’en est pas pour autant rompu : entre 2021 et 2024, la France a par exemple baissé de 24 % sa consommation de gaz, pourtant un tiers de ses importations de gaz naturel liquéfié provenait l’an dernier de Russie. Par ailleurs, la France comme l’Europe sont tributaires de « l’énergie grise » incorporée dans les produits qu’elles importent, notamment de Chine, puissance industrielle fondée sur le charbon.
L’industrie européenne est menacée de récession parce qu’elle a fait largement reposer sa compétitivité sur le gaz naturel, une ressource dont elle était vouée à perdre la maîtrise. Hors de Russie en effet, la seule source importante d’hydrocarbures en Europe, la mer du Nord, se tarit depuis plus de vingt ans. Inexorablement et sans surprise. Malgré cette raréfaction, malgré ses objectifs de décarbonation, malgré enfin la menace de Moscou, l’UE a laissé croître de 20 % sa consommation de gaz naturel entre l’invasion de la Crimée en 2014 et la veille de l’invasion de l’Ukraine en 2021.
Pour reconquérir sa souveraineté économique et tenir ses objectifs climatiques, l’Europe ne doit plus dépendre d’énergies fossiles largement épuisées sur son territoire. L’UE doit miser sur les sources d’énergie qu’elle peut contrôler localement : renouvelables et nucléaire.
Souveraineté et décarbonation constituent par conséquent un seul et même défi. Pour relever ce défi, l’Europe doit regarder en face les limites à sa puissance. Pour des raisons à la fois physiques et industrielles, nos sources domestiques d’énergie bas-carbone ne sauraient à elles seules maintenir la puissance économique mobilisée aujourd’hui grâce aux énergies fossiles.
Pour le climat et pour son indépendance stratégique, la France comme l’Europe n’ont pas d’autre choix que de réorganiser leurs fonctions économiques vitales – industrie, agriculture, transports, services, etc. – de façon à ce que celles-ci soient aussi peu consommatrices que possible de charbon, de pétrole et de gaz. Conjuguer électrification, efficacité et sobriété permettra de montrer le chemin pour stopper la catastrophe climatique, tout en échappant aux contraintes croissantes qui ont commencé à s’exercer sur notre accès aux énergies fossiles.
Les notions inédites d’exposition et d’empreinte énergétique éclairent un angle mort au croisement des problématiques de souveraineté et de décarbonation, et apportent une bonne nouvelle : l’énergie nécessaire à l’économie française est très majoritairement consommée en Europe (à 80%). La France, grâce à son appartenance à l’Union Européenne, peut donc agir. Nous proposons dans cette note une définition de ces notions nouvelles, et nous détaillons leur chiffrage pour le cas spécifique de la France.
Matthieu Auzanneau, Directeur du Shift Project