05 juin 2019
Avion, climat et fiscalité
Petit manuel d’auto-défense intellectuelle
Lire le manuelLe sujet du transport aérien est complexe : les effets de l’aérien sur le climat ne dépendant pas exclusivement du CO2 émis, mais s’additionnent à d’autres effets « réchauffants » ; les enjeux sont imbriqués et multiples : nationaux, européens, internationaux, économiques, sociaux, climatiques, territoriaux, etc. Reste que le débat politique ne peut faire l’économie d’une information de qualité – information qui est difficile d’accès. C’est à cette difficulté que vise à répondre le présent document, dans le contexte de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) et des débats sur l’aérien.
Et justement, le débat fait rage à l’Assemblée nationale et en dehors : plusieurs amendements à la LOM visent à taxer davantage le transport aérien ; une proposition de loi visant à limiter les vols substituables en train vient d’être présentée par des députés ; le Conseil de Paris s’est prononcé en faveur d’une plus juste taxation du secteur aérien ; le phénomène du « flygskam » (honte de prendre l’avion – et en bon français : avionte ? avihonte ?) venu de Suède, trouve un certain écho médiatique. Le secteur de l’aviation serait-il chahuté ? C’est dans ce contexte que The Shift Project a souhaité éclairer ce débat, en réagissant aux déclarations de la ministre des Transports faites aux membres de la commission du développement durable de l’Assemblée nationale.
C’est largement inexact. On peut reconstituer ce chiffre par exemple en consultant le rapport « de la Commission des comptes des transports de la Nation » (CCTN), produit par le ministère en charge des Transports. La dernière édition disponible porte sur l’année 2017.
Il indique, pp. 121-122, que « En 2017, le volume total de GES émis en France est de 466 millions de tonnes équivalent CO2 », et que le transport aérien intérieur en représente 4,8 millions de tonnes. Soit effectivement « un peu plus de 1% » des émissions de GES.
Pourtant :
Au total, aujourd’hui, en tenant compte du facteur x2 à appliquer aux émissions de CO2 de l’aviation, mais aussi du fait que les émissions liées au mode de vie des Français doivent intégrer les produits importés (notion d’empreinte carbone), l’aviation représente, en 2016, un peu plus de 6 % de l’empreinte carbone des Français (21,9 MT x2 / 689 MT (chiffre de 689 MT en 2016 issu de la Stratégie Nationale Bas Carbone)). Ce chiffre est en augmentation, car la consommation de carburant par l’aviation croît, tandis que l’empreinte carbone est à peu près stabilisée.
C’est largement inexact. Le bulletin statistique du trafic aérien commercial permet de rétablir le vrai chiffre : en 2018, les liaisons visées ont transporté 10,7 millions de passagers, sur les 33,3 que représente le trafic intérieur, soit 32 % et non 50 %. 68 % des passagers domestiques sont donc portés par les vols internes à la France continentale, plus ou moins substituables par le train ; ceci d’autant plus que les liaisons radiales, depuis et vers Paris, représentent les deux tiers de ce trafic.
Ce chiffre non sourcé a été entendu notamment aux Assises du transport aérien. Il faut bien évidemment distinguer :
Un billet Paris-Nice à 100 €, cité en exemple, comprend[1] :
Ainsi les taxes représentent, selon ce qu’on y inclut, 10 à 16 €, ce qui est comparativement faible :
Quant à la somme des taxes et redevances (à supposer que cette somme ait un sens !), elle représente environ 42,5 €. On pourrait certainement atteindre les 50 % annoncés, en considérant un billet vendu à un prix plancher. Mais cela n’a rien d’exceptionnel : dans un billet de TGV, les taxes et redevances représentent en moyenne 43 %[2]. Les 26 € de redevances indiquent simplement que la compagnie aérienne ne produit pas le service à elle toute seule, loin s’en faut.
Là aussi, ces chiffres ne sont pas sourcés.
L’étude de la Commission européenne, récemment fuitée, sur la fiscalité aérienne en Europe, indique que les taxes par billet s’élèvent en moyenne à 14,48 € en Suède et 15,41 € en France, en incluant la taxe de l’aviation civile. Il n’y a donc pas de différence significative.
En fait, si la Suède a été citée récemment comme un pays vertueux en la matière, c’est qu’elle vient de décider d’agir. En réalité, elle n’est pas encore particulièrement vertueuse : le pays le plus avancé en matière de retour à une fiscalité normale est le Royaume-Uni, avec en moyenne 40 € de taxes par passager. L’Allemagne vient en deuxième position.
Ces déclarations entretiennent une confusion volontaire entre les dispositifs fiscaux possibles.
La convention de Chicago, en elle-même, n’interdit que de taxer le carburant se trouvant déjà dans les réservoirs de l’avion lors de son entrée dans le pays. C’est en fait par des résolutions et accords bilatéraux que les États s’engagent à appliquer des taux de taxation faibles ou nuls au carburant vendu sur leur territoire.
Surtout, ces accords sont facilement contournables par des taxes au départ de passagers, comme la (faible) taxe Chirac existante en France, ou comme la 20 fois plus forte taxe existante au Royaume-Uni (Air Passenger Duty). Ces taxes peuvent largement imiter une taxe sur le carburant, par des modulations fonctions de la distance et de la classe de confort. Et elles ont, à peu de choses près, le même effet, car la demande de voyages aériens présente une élasticité-prix particulièrement forte, et car les marges d’amélioration de l’efficacité énergétique du secteur aérien sont particulièrement faibles.
Enfin, même si une taxation à la fois forte et unilatérale du kérosène « à la pompe » ne serait pas souhaitable (elle entraînerait du transport de carburant par avion, donc des surconsommations), il est tout à fait possible de taxer le carburant brûlé sur les vols internes à un périmètre. En témoigne le fait que les émissions de CO2 des vols internes à l’Union européenne sont incluses dans le marché européen de quotas d’émissions. Ce dispositif ne dépend nullement de l’aéroport d’approvisionnement en carburant. Sur le même modèle, rien ne semble empêcher de taxer significativement les émissions de CO2 de nos vols intérieurs, quand bien même elles sont déjà incluses dans le système européen de quotas[3]. Rien n’empêche non plus de proposer officiellement aux pays européens volontaires de mettre en place une telle taxation sur les vols les reliant entre eux.
Cette affirmation au bon sens apparent repose sur l’idée fausse que les mesures fiscales proposées seraient contournables par délocalisation.
En réalité, la taxe Chirac, qu’il s’agirait d’augmenter très significativement, touche tous les vols partant de France, que ces vols soient opérés par un avion et un équipage basés en France ou à l’étranger. Une compagnie opérant de tels vols sera contrainte, face à l’augmentation de la taxe, d’augmenter ses tarifs, et de diminuer légèrement son programme de vols, pour tenir compte de la baisse de demande (ou plus exactement, de la moindre hausse) ainsi provoquée. Mais elle n’aura pas de raison nouvelle de baser ses avions et équipages à l’étranger plutôt qu’en France : cela ne lui permettra pas d’échapper à la taxe. C’est ainsi par exemple que la taxe au départ en place au Royaume-Uni, avec des montants sans comparaison ailleurs en Europe (13 £ pour le taux le plus faible, recette totale 20 fois supérieure à celle de la taxe Chirac), n’empêche pas qu’Easyjet a une douzaine de bases sur le territoire britannique.
Seule une taxe sur les émissions des vols intérieurs, ou de manière équivalente sur le carburant brûlé en vol (indépendamment du point où il est acheté), désavantagerait légèrement la compagnie historique française, relativement à ses concurrentes étrangères ; et pour les seuls cas où elle souhaite vendre un trajet international dont une section est un vol intérieur. Mais il s’agit d’un inconvénient minime facilement compensable : même avec une taxe de 0,33 € par litre, cet inconvénient serait plusieurs fois inférieur à l’avantage qui lui a été octroyé dans le cadre de la dernière loi de finances, quand l’abattement de taxe d’aéroport offert aux passagers en correspondance est passé de 40 à 65 %.
Dès lors que le risque de délocalisation est ainsi maîtrisé, l’augmentation de la fiscalité des secteurs énergivores est bien un moyen de favoriser l’emploi, en redirigeant la consommation vers les autres secteurs, plus intenses en emplois.
Enfin, la politique consistant à comprimer au maximum les taxes et redevances ne constitue pas la meilleure manière de protéger la compagnie historique française, sur toutes les liaisons où elle est concurrencée par des compagnies à bas coûts : ces taxes et redevances constituent en effet une base incompressible de coûts, identiques pour toutes les compagnies.
[1] Quand les taux sont différents selon le sens du trajet, ou selon l’aéroport utilisé à Paris, on a pris chaque fois la moyenne. On a supposé que la compagnie choisit de venir « au contact » des aérogares, ce qui renchérit les redevances aéroportuaires.
[2] Cf. le rapport de l’Arafer sur les passagers ferroviaires en 2017, qui indique que les redevances payées au titre des TGV domestiques représentent 37 % des recettes. Le chiffre de 43 % vient en ajoutant la TVA à 10 %. Ce chiffre était même de 44 % en 2015. Certaines relations sont susceptibles d’afficher des taux bien supérieurs.
[3] De même, la TICPE sur les carburants routiers comprend une part fixe, en plus de la composante carbone.