Comprendre le PIB pour le remplacer selon ses usages

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P.I.B., PIB ou encore « pibe »… qui es-tu ? Produit Intérieur Brut, quand on cherche ta définition conventionnelle (sur ta page wikipédia par exemple), on comprend que tu mesures la richesse du pays, le niveau de vie, que tu es le reflet de l’activité économique, mais concrètement, que signifies-tu ? La question est d’autant plus prégnante dans le contexte actuel, où tu as cessé de croître…

C’est de cette question qu’est parti Pierre Lachaize, chef de projet pour The Shift Project, lors de la récente conférence du Shift intitulée « Comprendre le PIB pour le remplacer selon ses usages » qui a eu lieu mardi 14 mai dernier. Pour cela, Pierre Lachaize nous narre l’histoire du PIB « vu d’une autre planète » (et toute ressemblance avec une situation réelle serait fortuite…) : alors que les habitants utilisaient le PIB à toutes les sauces, celui-ci est tombé en panne sans coup férir, et c’est en cherchant à le réparer qu’ils se sont intéressés à sa signification profonde.

Le rapport complet de notre groupe de travail, intitulé « Les usages du PIB » est disponible ici. Un résumé de notre travail à l’attention des décideurs est également disponible ici.

Rapport usage du PIB     Résumé : les usages du PIB

Les vidéos de la conférence de lancement de notre rapport sont disponibles sur notre chaîne YouTube.

Compte-rendu de la conférence

Le PIB, un périmètre critiquable

Première constatation, les mesures de croissance, c’est-à-dire la variation du PIB, sont sujettes à de fortes incertitudes : entre les données « à chaud » (typiquement les données sur les trimestres les plus récents) et les données révisées 3 ans après, les écarts peuvent être significatifs, de quelques dixièmes de point, c’est-à-dire du même ordre de grandeur que les données déclarées.

Par ailleurs, la méthodologie de mesure du PIB est elle aussi critiquable, notamment sur le caractère arbitraire des périmètres. Le PIB se définit comme la somme de toutes les valeurs ajoutées au sein du territoire national, entreprises, services publics et productions des particuliers comprises (valeur ajoutée = valeur de la production diminuée des consommations intermédiaires ; voir les définitions du site de l’Insee pour plus de détails). Cette définition, très large, amène à recourir à des artifices méthodologiques qui peuvent surprendre : par exemple, au niveau du calcul du PIB, locataires et propriétaires sont tous considérés comme payant un loyer (comme si les propriétaires se louaient à eux-mêmes leur logement). En outre, on est amené à traiter sur le même plan des productions marchandes, mesurées par rapport à un prix de marché, et des services publics, évalués par rapport à ce qu’ils coûtent en dépenses publiques (la « valeur » de l’enseignement que diffuse un enseignant est par exemple étalonnée à son salaire). Enfin, le PIB prend en compte les activités souterraines avec une comptabilité qui intrigue : il estime le jardinage du dimanche, mais pas la cuisine domestique, activité qui était traditionnellement plutôt réalisée par des femmes. Le PIB serait-il sexiste ?

Ainsi, le PIB est par construction un indicateur qui pose problème : on peut lui reprocher de ne pas mesurer le troc, le travail bénévole, ou plus généralement, de ne pas être le reflet de l’état des liens sociaux et de celui de notre environnement. Dès lors, quelle est la pertinence de cet indicateur pour évaluer le « bien-être » au sein d’une économie ? Question d’autant plus légitime que le PIB ne donne pas d’alertes en termes de risques sanitaires, sociaux, politiques et environnementaux : un PIB qui croîtrait sans cesse, au contraire, c’est en première approximation autant de ressources consommées en plus. Par exemple, une croissance de 3% par an correspond à un doublement des ressources utilisées annuellement en 23 ans !

L’accroissement du PIB, ou comment puiser encore plus vite dans les ressources non-renouvelables

Lors de la table ronde qui a suivi la présentation de Pierre Lachaize, Jean-Marc Jancovici, président du Shift, a rappelé que la théorie économique conventionnelle repose sur une vision anthropocentrique des ressources naturelles : tout nous appartient, que ce soit les ressources renouvelables comme celles qui sont, par opposition, épuisables. Toutes ces ressources formant, dans une vision comptable de la chose, notre patrimoine, nos « actifs ». Certaines peuvent être intangibles, comme par exemple un système climatique bien régulé, le patrimoine génétique de toute la biodiversité, etc. La vision comptable conventionnelle considère toute cette richesse naturelle comme gratuite ! Le PIB ne chiffre que l’activité productive de l’homme, c’est-à-dire grosso modo la vitesse à laquelle il puise dans les stocks, ce qu’il fait d’autant plus rapidement qu’il a accès à de l’énergie disponible à profusion et à suffisamment de capital (défini comme une somme de ressources et de travail passé).

Un PIB qui croît c’est donc, selon cette vision physique de l’économie, des flux de prélèvements d’autant plus importants dans nos ressources épuisables (pétrole par exemple), et qui peuvent dépasser les vitesses de reconstitution des stocks renouvelables (déforestation par exemple). Par ailleurs, les « actifs restants » commencent à se dégrader fortement, notamment à cause des produits collatéraux de notre activité économique qui sont indésirables (pollution, acidification des océans, machine climatique perturbée).

Dès lors, le PIB et la notion de développement en général, font l’objet d’une appréhension critique, notamment dans la façon dont ils sont abordés dans les programmes scolaires. C’est ce qu’a rappelé Stéphane Carré, Enseignant de Sciences Économiques et Sociales et Membre du Bureau National de l’APSES (Association des Professeurs de Sciences Économiques et Sociales) : depuis 1967, le PIB a été enseigné à des millions d’étudiants de la filière SES, avec souvent, en pratique, une analyse critique de l’indicateur. Depuis 2002, les limites de la croissance sont officiellement présentes dans le programme, notamment quant à la mention du caractère non-renouvelable de certaines de nos ressources. Cette dynamique a été confirmée par les nouveaux programmes de 2010, où le PIB est abordé de façon critique avec l’apparition des notions de développement durable et de politiques climatiques. Guillaume Duval, modérateur de la table ronde de la conférence et rédacteur en chef d’Alternatives Économiques s’est alors interrogé : si depuis les années 70 le PIB est abordé dans les cours avec une vision critique, comment se fait-il qu’aujourd’hui tant de personnes semblent agir comme des « fétichistes » du PIB ?

L’usage du PIB ne tient qu’à 10 fils

Le PIB et sa croissance sont donc contestés comme objectifs de société et Robert Kennedy déclara d’ailleurs, à ce sujet, dans une intervention restée célèbre, que « le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (1)». Pourquoi cet indicateur est-il alors bien souvent utilisé pour guider l’action collective ?

C’est cette question que le rapport de Pierre Lachaize et Julien Morel traite frontalement: ils ont identifié 10 usages distincts, ainsi que des alternatives au PIB pour ses différents utilisateurs (économistes, hommes politiques, journalistes, entreprises…). Citons par exemple :

Les usages symboliques et culturels: on croit que le PIB reflète la puissance, la richesse, ou le progrès des nations. Cette croyance donne lieu à des rites, tel le classement des pays en fonction de leur PIB. Alors qu’en vertu des liens forts entre énergie, climat et économie, on pourrait tout autant mesurer la « santé économique » d’un pays à travers l’indicateur de son indépendance énergétique. On croit par ailleurs que le PIB est un étalon, auquel on rapporte la dette publique par exemple, alors qu’il paraîtrait plus cohérent de la rapporter au budget public. De façon générale, le PIB représente ce que l’on « compte », et partant, ce qui « compte » ;

Les usages opérationnels et politiques: pour guider l’action collective : le PIB dimensionne les notations des dettes souveraines des États ou encore les contributions des États aux entités supranationales, au sein de l’Union Européenne par exemple ; et il en va de même pour les redistributions entre régions, l’objectif de l’UE étant une convergence des PIB par habitant entre les différentes régions qui constituent l’Europe. On sait par ailleurs que le PIB est fondamental pour établir les prévisions budgétaires des États, ou même pour les grands projets d’infrastructures des entreprises (par exemple pour un projet de ligne ferroviaire, la prévision du trafic se fait en fonction des « PIB » entre deux régions). Là encore, des alternatives existent pour guider l’action publique. Pour une meilleure prise en compte des risques liés à l’approvisionnement énergétique dans la notation des dettes souveraines, et ainsi éviter les défauts de paiement, l’agence de notation Riskergy (aujourd’hui intégrée au département Energy-Climate Research de Beyond Ratings), fondée récemment suite à des travaux menés en partie au Shift, utilise des critères physiques autres que le PIB. Par ailleurs, la redistribution des budgets supranationaux pourrait se donner des objectifs sociaux et environnementaux, tandis que la contribution des États pourrait avoir un autre barème que celui des PIB, par une fiscalité intra-européenne homogène sur les transactions financières ou les dégâts environnementaux par exemple. Enfin, l’économie nationale pourrait être pilotée directement au taux de chômage plutôt qu’au PIB, car le lien PIB-emplois n’est pas établi a priori et reste contesté.

S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème

Actuellement le PIB est un indicateur utilisé pour « tout et n’importe quoi ». Pourtant, quand on désire « faire du PIB », en pratique on ne dit rien : on peut ainsi faire tout et son contraire en vertu de cet objectif, de la relance comme de la rigueur, de la fiscalité du capital ou du travail, des énergies renouvelables comme des énergies fossiles.

Si le PIB « tombe en panne », on fait quoi ? La stagnation actuelle est peut-être « [l’] occasion de s’interroger sur l’opportunité d’aller au-delà du PIB, qui n’est après tout qu’un ensemble de conventions et de mesures à la fois très imparfaites et très partielles », comme l’a écrit récemment dans une chronique Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux « Échos » (2).

Les utilisateurs du PIB ne sont pas très nombreux : quelques dizaines de milliers d’usagers à convaincre en France, « mais ce sont des gens têtus ! » prévient Pierre Lachaize. Chacun voit « sa » croissance dans celle du PIB : celle de l’assiette fiscale pour les fonctionnaires de Bercy, celle du salaire pour les particuliers, celle du chiffre d’affaires ou du bénéfice pour les entreprises. Attention cependant, les gains de croissance ne sont pas répartis uniformément dans toute la population. La majorité des gains de la croissance, dans le contexte d’augmentation quasi-nulle de celle-ci que nous connaissons actuellement, a été captée récemment par les déciles de la population aux revenus les plus élevés.

Mais quand on demande à quelqu’un ce qui fait son bien-être, il répondra tout sauf le PIB ! C’est à ce genre de sondage que s’est livré David Cameron en Angleterre, faisant ressortir par exemple un souhait prononcé de la population d’être respectée dans ses relations avec les agents de police.

Pour sortir de l’hégémonie du PIB, Pierre Lachaize nous recommande à tous d’avoir une lecture critique de l’actualité, de chercher nous-mêmes des indicateurs alternatifs, en gardant à l’esprit l’adage qu’on prête à Paul Valery : « Ce qui est simple est faux, ce qui est compliqué est inutilisable ». Ainsi, à la suite de l’exposé de Pierre Lachaize, Jean Delons, Chef du Département Économie et Trafic de Cofiroute, a rappelé que le PIB ne donne pas d’indication sur le temps disponible à voyager des ménages, ce qui est pourtant le paramètre dimensionnant du secteur d’activité de Cofiroute. Le PIB est cependant utilisé actuellement pour les prévisions de trafic. Mais un PIB alternatif selon Jean Delons intégrerait davantage la valorisation de l’accessibilité aux loisirs, à ses amis ou à un emploi.

Plus généralement, le remplacement du PIB va s’opérer usage par usage, progressivement. Et il y a fort à parier que si le PIB continue à stagner comme actuellement au sein du Vieux Continent, il mourra à petit feu lorsqu’il deviendra naturellement obsolète pour les usages qu’on lui prête aujourd’hui et qu’il cessera de satisfaire. Comme le dit le proverbe Shadok : « s’il n’y a pas de solution c’est qu’il n’y a pas de problème »

Auteurs: Aurélien Schuller et Gabriel Sauvage

Références:
(1): « Le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Robert F. Kennedy, discours à l’Université du Kansas, 18 Mars 1968

(2): « Le PIB étant condamné à stagner, voire à s’éroder pendant encore de trop longs mois, c’est une excellente occasion de s’interroger sur l’opportunité d’aller au-delà du PIB, qui n’est après tout qu’un ensemble de conventions et de mesures à la fois très imparfaites et très partielles. La finalité d’une politique économique, ce n’est pas d’accroître un agrégat statistique, mais de fortifier durablement notre bien-être. »
JM Vittori, « Dépasser le PIB », éditorial dans les Échos du 16/05/2013


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